Nouvelles Générations - Ce que je crois
- lroche1240
- 3 juil.
- 97 min de lecture
Ouvrage publié sours le pseudonyme de Pierre Stoïa

Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.
À peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l’azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d’eux.
Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid !
L’un agace son bec avec un brûle-gueule,
L’autre mime, en boitant, l’infirme qui volait !
Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.
(L’Albatros, C. Baudelaire)
Sommaire
La Théorie du Lotissement, une sagesse révolutionnaire !
Lorsqu’elle a été publiée en 2015, la Théorie du Lotissement[1] a surgi, semblable à une étoile solitaire dans le vaste firmament de la pensée.
La Théorie du Lotissement, alors, était une idée neuve. Dix ans plus tard, si cette étoile, bien qu’isolée, continue de projeter une lueur distincte, se démarquant de l’oubli qui menace tant d’idées, elle reste une idée toujours aussi neuve. Dit autrement, si beaucoup ont pu être séduits et émerveillés par sa pureté sur le fil tendu entre l’individu et le monde environnant ; si beaucoup ont pu entendre cette mélodie où chaque maison, dans cette grande symphonie que peut être un lotissement, offre une note unique ; si beaucoup ont pu comprendre que l’éclat de cette note dépend nécessairement aussi des sons qui l’entourent – si la maison de mon voisin sonne juste, la mienne s’accorde aussi ; une harmonie muette, mais puissante se forme reliant chaque structure, chaque essence, dans une symphonie d’interdépendance – il apparait, dans le même temps, que l’appel, ce qui peut être aussi entendue comme une prière, là aussi pour beaucoup, n’a justement pas été entendu. Trop peu ont eu le courage de tendre l’oreille, comprendre ce qui se jouait, pour se laisser emporter et faire adhésion à ce qui apparaît aujourd’hui comme une sagesse révolutionnaire !
Dans ce qui est notre réalité, notre quotidien, dans ce qui est toujours, peu ou prou, réductible à la Loi du plus fort et à sa conséquence « Malheur aux vaincus » ; trop peu ont osé oser. Trop peu ont osé affronter les tempêtes pour appliquer la Théorie du Lotissement dans leur vie de tous les jours. Vie privée et vie professionnelle.
Plus précis, la Théorie du Lotissement, pour aller au plus court, repose sur un concept simple : comprendre que ma maison – comme dans un lotissement ; vous imaginez donc un lotissement avec plusieurs maisons – a d’autant plus de valeur que la maison de mon voisin a de la valeur. Jusque-là... En effet, et cela se comprend bien, plus la maison du voisin est belle, plus elle donne de valeur à l’ensemble du lotissement et plus elle donne de valeur à ma propre maison. Intimement liées, la performance de l’un et la performance de l’autre profitent à la performance d’ensemble, et donc au bien commun du lotissement.
Comprendre – ce qui est d’une simplicité presque déroutante – qu’il existe entre nos maisons à tous, une parenté et un devenir, bien commun inaliénable, un vouloir-vivre vertueux ancré dans le lien à l’autre maison.
Comportement responsable !
Si maintenant, au contraire, nos relations entre nos maisons sont de mauvais voisinage, si elles se résument à discréditer, disqualifier l’autre, voire à tout mettre en œuvre pour détruire la maison du voisin, sans même parler de l’énergie dépensée à nuire, c’est bien à la destruction de la performance d’ensemble du lotissement que l’on contribue et donc à la destruction de la valeur de sa propre maison.
Comportement irresponsable !
La Théorie du Lotissement propose une véritable inversion de nos façons de faire, de nos façons de penser, souvent trop étriquées – j’allais dire mesquines – trop souvent défensives – j’allais dire médiocres.
Indigne !
Où l’on préfère, semblable au pervers narcissique, pour paraître plus beau, plus grand, plus fort que nous ne sommes, nous isoler les uns les autres, détruire ce qui nous entoure, détruire la maison des autres, détruire le collègue, détruire le dirigeant, détruire le voisin, détruire parfois jusqu’à son conjoint, voire ses propres enfants. Ou l’on préfère, en lieu et place du travail qu’il nous revient de faire, détricoter le travail des autres. Ce que Rimbaud appelait nos « bêtises jalouses ». Doux euphémisme ! À abîmer, disqualifier, harceler, parfois détruire les autres, à vouloir tuer tout ce que – car finalement, il s’agit bien de cela – nous aurions aimé être, nous ne nous rendons jamais plus beaux, jamais plus heureux.
Rappel que la vraie valeur ne réside pas dans l’isolement, mais dans la connexion. Rappel d’une vision du monde où chaque individu, où chaque maison a sa place. Et où chaque individu, chaque maison, contribue ainsi à l’harmonie générale. La Théorie du Lotissement, ce n’est pas seulement une vision d’un monde plus juste, plus équilibré, où le bien commun fait union et pluriel des singularités, c’est un appel à l’action, c’est un cri, pour une humanité plus empathique, plus inclusive. En un mot, plus humaine.
*
Aimer et transcender nos singularités, faire pluriel et bien commun, aimer notre destin, mais aussi, parce que nous leur sommes intrinsèquement liés, aimer le destin de nos voisins.
On ne crée pas de valeur, on ne grandit pas sa propre maison en étêtant de la valeur, en abaissant le faîte des autres maisons. On grandit sa maison, on crée de la valeur, parce qu’on travaille, parce qu’on taille des pierres, parce qu’on érige du quelque chose. Si l’interdépendance est perturbée par des conflits, par des rivalités, toute mélodie se perd dans le bruit et les huées. Chercher à détruire la maison du voisin, c’est indirectement affaiblir sa propre maison. C’est un jeu dangereux, un jeu à somme nulle. Et encore, dans le meilleur des cas.
Minable !
Comme les arbres au cœur de la forêt – comme le relevait Kant – pour croître, se contraignent positivement et poussent hauts et droits, au cœur d’un lotissement, il appartient à chacun de tirer l’autre vers le haut, vers le soleil.
La Théorie du Lotissement s’applique aux organisations, aux entreprises, aux partis politiques, à la famille, comme à bien d’autres champs, pour ne pas dire à tous les champs – dès lors qu’il y a voisinage, dès lors qu’il y a relation – et, jusqu’au plus haut, à l’échelle de la Nation. Parce que la Théorie du Lotissement ouvre au comment vivre ensemble, parce qu’elle donne des clés pour réussir le monde de demain, elle est aussi un projet politique.
*
À ce jour pourtant, et comme je le disais, la Théorie du Lotissement est restée au stade... de la Théorie. Ce n’est malheureusement pas une surprise.
Et pourtant, si nous voulons nous en sortir – ce qui veut dire dépasser nos préjugés ; nous protéger des destructions portées au collectif, mais aussi, par voie de conséquence, à nous-mêmes ; si nous voulons réellement dépasser les faire-semblants, agir, mais pour de vrai, pour la Planète et le vivant, bâtir un monde plus résilient, plus juste, plus pacifique, plus responsable, plus durable ; partout où, une fois encore, il est question de voisinage – cela veut dire partout où nous avons tellement à gagner à mettre au-dessus de tout et de tous l’intérêt général – l’attention à l’autre, la solidarité, la recherche éperdue de la concorde doivent jouer.
Tout autant, et naturellement, comme cela est vrai à l’échelle des lotissements entreprises, des lotissements organisations, ou encore des lotissements partis politiques, c’est vrai à l’échelle du lotissement Terre, ce que l’on appelle communément – j’y ai déjà fait mention – la Planète et le vivant. Si nous nous abîmons dans des conflits de voisinage – où, déjà, on en est arrivé au point où toute atteinte en un lieu est ressentie de tous – non seulement nous mettrons longtemps à nous guérir du mal que nous nous faisons, si ce mal n’est pas déjà incurable, mais nous aurons encore à en payer le tribut.
*
La Théorie du Lotissement est une dynamique de progrès, une dynamique à la Dumas, une dynamique du « un pour tous et du tous pour un ». Une dynamique pour de vrai de gagnant-gagnant. Partage du plus important, la Théorie du Lotissement instruit, entre les intérêts particuliers de chacune des maisons, un tiers qui est un tout : l’intérêt général.
Théorie exigeante, la Théorie du Lotissement fait front et rempart à la bêtise comme elle est le garde-fou de nos absences, de nos comportements humains, trop humains. Elle nous préserve des plaisirs à bon marché, des leurres des intérêts lorsque ceux-ci sont trop... intéressés. La théorie du lotissement fait adhésion du cœur et de l’esprit. C’est une totalité, un destin, un oui total à une réalité totale.
À ce jour, et pourtant, et une fois encore, cela ne marche pas. Peut-être parce que cette théorie n’est pas simplement exigeante, elle est aussi incroyablement ambitieuse. Sans concession aucune, elle demande à toutes et à tous une véritable remise en cause de nos façons de fonctionner.
*
Quelques exemples. Le premier est facile. Il emprunte au quotidien du monde politique. Ainsi, plutôt que de voir ce qu’il peut y avoir de bien dans la proposition d’un membre d’un parti concurrent, on n’a de cesse de le disqualifier. Sans même l’avoir écouté, trouver la petite phrase qui va bien, avec force communicants, pour le renvoyer dans ses vingt-deux... Dès lors, pas étonnant si l’on ne vote plus – j’y reviens ci-dessous – pour un parti ou une personne. Comme il n’est pas étonnant, lorsqu’il nous arrive encore de voter, que l’on vote alors non par pour un parti ou pour une personne, mais contre un ou plusieurs partis, contre une ou plusieurs personnes.
Le deuxième exemple, et là c’est une vraie remise en cause, est un peu plus costaud. Je considère les classements des universités comme les classements des écoles dites grandes – quand ces classements ne sont pas communs – comme tout à fait dépassés, voire, pour certains, tout à fait destructeurs. À commencer, et ce n’est pas rien, pour la Planète et le vivant.
Avant de développer, petite incise, car je n’ai pas pu résister, mais l’opportunité était trop belle : pour tout dire, je ne pense pas qu’il y ait de grandes écoles. Et puis, qu’est-ce que cela voudrait dire une grande école ? Se comparer à la maison du voisin et considérer qu’il y en a des petites ? Ce qui serait d’ailleurs, et vous l’avez sûrement anticipé, tout à fait orthogonal à la Théorie du Lotissement. En revanche, et c’est ce que je porte, je pense qu’il y a des écoles qui peuvent se montrer grandes, ce qui est très, très différent. Par exemple, dans leur politique d’ouverture sociale ; dans leur politique d’inclusion. J’y reviendrai.
Pour le moment, déjà, je reviens à ma considération, les classements des universités, les classements des écoles... Que ce soit en France ou dans le Monde. Laissons déjà les classements qui positionnent les universités et les écoles en fonction du salaire de leurs diplômés. Eh oui, on en est là ! Et, j’en rajoute une couche, ils comptent parmi les classements les plus importants... Pour dire qu’on n’est pas couchés.
Pour dire aussi, si vous voulez vous retrouver, dans ces classements, parmi les premières écoles ou universités, au jeu du qui gagne perd pour la Planète – car ce ne sont sûrement pas les métiers liés à l’environnement qui sont les plus rémunérateurs – que vous avez tout intérêt à faire en sorte que vos diplômés travaillent, pour l’essentiel, dans le domaine de la finance.
Je prends maintenant, et celui-ci m’intéresse beaucoup, un autre palmarès. Ce palmarès a pour objet de dire quelles universités, quelles écoles, en font le plus pour la Planète. Pour être tout à fait précis, dans la lutte contre le réchauffement climatique. Eh bien, si je prends une université ou une école dont on pourrait dire que la note, dans un absolu, serait, sur ce critère de la lutte contre le réchauffement climatique, de 16/20 ; eh bien, et contrairement à ce qui jusqu’à présent était une évidence, je ne dois pas souhaiter être le premier du classement, mais... le dernier de ce classement.
Si je suis le premier, certes, cela me fera peut-être un peu plaisir – nous ne sommes pas de marbre – cela fera peut-être un peu plaisir aux équipes – elles aussi peuvent y cotiser – mais, pour la Planète, c’est une très, très mauvaise nouvelle. C’est une très mauvaise nouvelle, car cela veut dire que toutes les autres universités, que toutes les autres écoles qui sont dans le classement en font moins que ma propre école ou ma propre université, et donc qu’elles en font moins pour la Planète.
Si maintenant – avec toujours, sur un absolu, la même note de 16/20 dans ma lutte contre le réchauffement climatique – je suis le dernier du classement, et bien, c’est une tout autre chanson. Parce que cela veut dire que toutes les autres écoles, que toutes les autres universités ont mieux travaillé. Ce n’est pas nécessairement une bonne nouvelle pour mon école, pour mon université, mais, et c’est le plus important, c’est une super nouvelle pour la Planète. Et là où la compétition peut être intéressante, parce qu’elle garde quelques vertus, c’est qu’elle doit m’encourager à en faire encore davantage.
Comme l’éthique enveloppe la morale, la solidarité doit envelopper pour la dépasser la concurrence. Ce qui ne veut pas dire, comme nous venons de le voir, que la Théorie du Lotissement gomme toute compétition. Simplement, elle la met à sa bonne place.
Les choses ne s’arrêtent pas là. Si je suis les préceptes de la Théorie du Lotissement, ce que je dois comprendre c’est que les autres universités, c’est que les autres écoles ont tout intérêt à partager leurs bonnes pratiques comme les actions qu’elles ont mises en place pour lutter contre le réchauffement climatique... Quitte à ce que, dans le classement qui suit, je leur sois passer devant. Et alors, la belle affaire ! Que ce soit moi ou un autre qui caracole en tête, le plus important, ce n’est évidemment plus le classement en tant que tel – on s’en fiche bien – ce qui importe, pour ne pas dire la seule chose qui importe, ce sont les progrès et la performance d’ensemble des maisons universités et des maisons écoles dans leur lutte contre le réchauffement climatique. Ce qui compte, parce que c’est cela qui est véritablement important, c’est le lotissement Planète, c’est le lotissement du vivant.
*
Seulement voilà, personne ou presque ne veut aller sur ce terrain. Preuve qu’en réalité la plupart des dirigeantes et des dirigeants de ces institutions se moquent bien du vivant et de la Planète et se focalisent d’abord sur ce qui ne devrait sûrement pas autant compter : apparaître les plus grands sur la photo. Dans ce même mouvement, car cela est intimement lié, si personne ne veut aller sur ce terrain, c’est que personne ne veut prendre le risque de perdre, ne serait-ce qu’une seule place dans les classements. CQFD ! Et qu’importe que l’intérêt général soit piétiné, c’est tellement second !
Pour que cela fonctionne, pour que la Théorie du Lotissement opère, il va être nécessaire, et les mots sont pesés, que des dirigeantes et des dirigeants, ici des écoles, des centres de formation, des universités – mais c’est vrai dans presque tous les domaines et pour presque tous les sujets – se sacrifient en quelque sorte et montrent l’exemple.
Montrer l’exemple, si je reprends le thème du classement, cela va être, par exemple, si je suis premier, non pas d’en faire des tonnes en inondant les médias et sauter sur sa chaise comme un cabri pour répéter à l’envi : « Nous sommes les meilleurs » – comme l’on pourrait dire, tout aussi ridicule, et pas seulement en creux : « Et ils sont où ; et ils sont où [à entendre tous les autres] ».
Montrer l’exemple, cela va être de porter le commentaire que je faisais, pour aller jusqu’à regretter – et très sincèrement – d’être les premiers. Bien sûr, sans se la jouer, sans occulter tous les résultats, tous les efforts, mais pour dire que pour la Planète ce n’est décidément pas une bonne nouvelle. Pour dire, tout autant, que nous avons, puisque nous sommes les premiers, un devoir de mettre à la disposition de toutes et de tous, ce que nous avons fait, et comment nous l’avons fait... Jusqu’à dire, pour ce même type de classement qui sera fait l’année d’après, que si nous souhaitons avoir ardemment progressé d’ici là, ce que nous souhaitons peut-être plus ardemment encore, c’est que, dans le même temps, tous les autres aient encore plus progressé.
La Théorie du Lotissement, vous le voyez, est bien ce que j’ai appelé une sagesse révolutionnaire. Une remise en question absolue, une inversion parfaite, totale, de nos façons de penser.
*
Pour tirer le fil jusqu’au bout, et revenir sur cette idée de sacrifice nécessaire si l’on veut faire bouger les lignes, et c’est là où je veux en venir, puisque cela joue, une fois encore, dans quasiment tous les domaines et pour quasiment tous les sujets, il va falloir aller jusqu’à « accepter de se faire avoir ».
« Accepter de se faire avoir », cela veut dire accepter de perdre ou, plus exactement, de renoncer – pour partie du moins – à ce qui, jusqu’à présent, était valorisé. Pour faire court, et en bout de chaîne, parce qu’il ne s’agit jamais que de ça en réalité : renoncer à avoir ma bobine sur la première marche du podium. Renoncer, s’il faut une punchline, au tout pour ma gueule !
Ainsi, être premier d’un classement, et renoncer à dire je suis le premier pour préférer dire, il est de notre devoir de tout mettre en œuvre pour partager nos bonnes pratiques avec ceux qu’on appelle les concurrents. Mieux même, mettre des moyens et des capacités à leur service. Vouloir progresser, mais vouloir en même temps qu’ils nous dépassent. N’avoir qu’une seule visée, non plus son petit intérêt dans l’ici et maintenant, non plus cette bêtise paresseuse, cette graisse autour du cœur, mais l’intérêt général parce que là on touche à quelque chose de plus grand.
C’est en cela que je dis qu’il y a quelque chose de l’ordre du sacrifice ; quelque chose de l’ordre du sacré. Un sacrifice qui passe aussi, nous le verrons, par la capacité à être actif dans le renoncement, actif dans la cessation volontaire de façons de faire et même d’activités. Condition-là pour donner une vraie chance au monde et au vivant. Condition-là pour ouvrir un nouveau champ des possibles.
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Il est urgent de s’éveiller, d’écouter attentivement, et d’embrasser cette danse avant que le temps ne nous emporte dans son courant implacable. Quand il sera alors, et pour de bon, vraiment trop tard.
C’est à cela que nous devons travailler. Et c’est là, pour beaucoup, l’objet de cet ouvrage. Poursuivre, comme il nous y a encouragé, les travaux de Loïck Roche à qui nous devons la Théorie du Lotissement. Mettre en place les conditions pour que demain cette théorie devienne en quelque sorte notre nouveau contrat social, mais aussi sociétal, économique, écologique. Faire que les jeunes générations se lèvent. Faire qu’elles puissent dire : « C’est bon, nous prenons » « Nous allons essayer » « Quitte à nous faire avoir ». Ce qui veut dire, une fois encore, laisser libre le champ des cours de récréation à celles et ceux qui n’ont pas compris, à moins qu’ils ne veuillent surtout ne rien comprendre ; à celles et ceux qui n’agissent qu’en vue d’une fin particulière, le plus souvent pour ne pas dire toujours – pas besoin d’être grand clerc – directement ou indirectement à leur profit.
Mais, et là aussi une fois encore, ce n’est pas important. Et c’est d’autant moins important que le prix à payer n’est finalement pas si élevé que cela dès lors que nous sommes habités par cette conviction que nous travaillons à quelque chose de plus grand que nous. De plus grand que la simple mesure de notre performance et de sa comparaison infantile avec les autres.
*
Pour mettre un peu de hauteur, ce qu’il faudrait, ce serait pouvoir « agir uniquement d’après la maxime qui fait que tu puisses vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle ». Ce qu’il faudrait, ce serait pouvoir faire nôtre ce même impératif catégorique dont une reformulation – toute révérence gardée pour Kant – pourrait être : « Si tu devais refaire une action que tu as déjà faite, parce que c’est comme cela qu’il fallait la faire, tu la referais exactement de la même manière. »
Chaque génération est toujours le reflet de la génération qui l’a précédée
Bourdieu l’avait bien vu, il existe au sein de la famille un héritage vecteur de la reproduction de la hiérarchie sociale. Ce qui aboutit, à l’échelle familiale toujours, au maintien ou à l’amélioration de la position sociale des membres de la famille. Un héritage du pareil au même à défaut parfois de m’aime. Les enfants de occupant une position dans l’échelle sociale, si l’on peut parler ainsi, conforme, parfois à l’identique, parfois un peu meilleure que celle de leurs parents.
Bourdieu de Bourdieu, comme l’on pourrait dire : « Bon Dieu... mais c’est bien sûr... » Ce que Bourdieu n’avait pas vu, à moins qu’il n’ait pas voulu le voir, dès lors que ce n’étaient plus seulement les classes sociales aisées qui pouvaient être incriminées, mais toutes les classes sociales, c’est que chaque génération – et là, je sors de la famille pour parler de façon très générale – est toujours... le reflet de la génération qui l’a précédée.
*
Dire que la génération qui nous suit n’est jamais que notre propre reflet ; cela fait réfléchir... – vous avez vu le truc ! La reproduction du même, en effet – de génération en génération – ce n’est pas seulement la reproduction sociale, mais bien la reproduction de tout ce qui fait que la génération qui vient est toujours, pour ses grands traits, la copie conforme de la génération qui l’a précédée. Une copie plus ou moins pâle ; une copie plus ou moins bonne. Parfois, et c’est heureux, d’une qualité un peu meilleure. Même si, et jusqu’à preuve du contraire, à l’exclusion peut-être des Lumières, on ne peut pas dire qu’on ait été véritablement scotchés.
La reproduction du même n’exclut évidemment pas quelques différences. Cela bouge bien un peu, mais rarement du bouleversant. Bien sûr, l’environnement évolue. Évolutions démographiques ; évolution de la proposition de valeur ; prise en compte de la dérèglementation économique, des trous dans la raquette de la mondialisation, jusqu’aux perversions du droit... ; approche multidimensionnelle de la performance ; innovations ; technologies du numérique ; intelligence artificielle ; mais aussi, création de nouveaux besoins, impression sur des cerveaux disponibles... Faut-il que tout change pour que rien ne change ? Et là on est plutôt servis.
Parfois des fondamentaux vacillent, je pense à la cancel culture, je pense au wokisme sur lequel je reviendrai et dont l’objet, pour faire court, est de gommer et faire révisionnisme de ce qui a fait notre histoire et sa chronologie.
Lorsque je dis ça, que chaque génération est le reflet de la génération qui l’a précédée, je ne dis pas rien. Je ne sais pas si c’est une bombe, mais ce que cela veut dire, c’est qu’il faut arrêter avec cette idée melliflue que les nouvelles générations seraient en quelque sorte des générations formidables, merveilleuses. Des générations, en quelque sorte spontanées, qui auraient tout compris. De la lutte contre le réchauffement climatique à l’équilibre entre le temps de travail et le temps de la vie privée. Que tout racisme leur serait étranger. Que les nouvelles générations seraient tellement ouvertes, tellement engagées. Et déjà, à l’accueil de l’autre, à cet autre et à sa singularité, à son altérité, c’est-à-dire au « caractère de ce qui est autre », pour prendre définition de Levinas.
Tu parles Charles ! Ce qui n’a rien à voir avec le prénom de Levinas...
Imbécile et démagogique idolâtrie vis-à-vis de la jeunesse. Chaque génération qui vient n’est pas plus formidable – ni moins d’ailleurs – comme elle n’est pas plus mauvaise – ni moins d’ailleurs – que la génération qui l’a précédée. Aussi formidables que sont beaucoup, une petite partie, peut-être pas si petite, est porteuse des mêmes tares qu’une même partie, elle aussi peut-être pas si petite, des générations qui l’ont précédée. Et si les nouvelles générations peuvent se montrer, pour certains de leurs aspects, pires que leurs ainées, c’est qu’elles disposent de leviers et de points d’appui que nous ne possédions pas. Des leviers et des points d’appui qui amplifient ce qui, hier, serait resté plus confidentiel. Pour exemple – mais pas que – les réseaux sociaux. Ce qui, et pour préciser ce qui doit l’être, n’enlève rien à leurs apports.
Ainsi, jamais ce qu’on appelle les VSS, c’est-à-dire les violences sexuelles et sexistes, n’ont été aussi nombreuses ; jamais, le racisme du plus bas étage de l’abjection n’a été aussi massif... Le moins que l’on puisse dire, c’est que nous sommes loin, très loin, mais vraiment très, très loin de l’hospitalité telle que la définissait Kant : « Le droit de tout étranger de ne pas être traité comme un ennemi dans le pays où il arrive. » Ou, toujours dans Le principe d’humanité :« Agis de façon telle que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans toute autre, toujours en même temps comme fin et jamais simplement comme moyen. »
Pour autant, et il ne faut pas s’en émouvoir, si nous nous regardons dans notre propre miroir ou si nous nous regardons dans les yeux des générations qui nous suivent – ce qui, comme nous l’avons vu, est très proche – combien y en a-t-il parmi nous qui, envers celui qu’on appelle migrant, exercent un peu de miséricorde.
Le bon samaritain qu’ils disaient !
C’est pourtant-là, toute la définition de l’éthique. Pas seulement apprendre à penser la place de l’autre comme le veut Raphaël Einthoven, mais, un pas plus loin, apprendre à penser l’autre. Si l’éducation – même si celle-ci devrait être du domaine réservé des parents ou de ceux qui agissent dans ce rôle ; ainsi on devrait déjà commencer par le commencement et rebaptiser le ministère de l’Éducation nationale, ce qui d’ailleurs pris au pied de la lettre peut faire peur, par le ministère de l’Enseignement et de la Formation – si l’éducation donc, si les universités, si les écoles, n’avaient qu’une seule fonction, ce serait celle-ci : apprendre à penser l’autre. Ce que je traduis parfois plus simplement encore : si l’éducation donc, si les universités, si les écoles, n’avaient qu’une seule fonction, ce serait d’apprendre à dire bonjour.
Apprendre à penser l’autre, c’est apprendre à penser un autre qui n’est pas seulement à mon service, à celui de mes intérêts propres. Plus détestable encore, quand il se fait argument et ajustement de programmes populistes. Aspirateur à bon marché de voix. Un autre que je dois apprendre à penser, avec qui je dois apprendre à entrer en humanité. Comme nous y incitait Kant, et comme nous le rappelle Raphaël Einthoven, dans mon actualité. Dans mon maintenant comme le voulait Hegel.
Dit autrement, et plus simplement, apprendre à penser l’autre, ce qui veut dire aussi apprendre à panser l’autre. Savoir prendre soin de l’autre, soin de notre prochain. Un prochain qu’il ne faut pas comprendre, pour s’en arranger, comme étant le plus proche de soi. La belle affaire que de prendre soin de ses plus proches... quoique, quand résonnent des « famille je vous hais », mais comme le prochain qui passe. Un prochain qui passe et qui, souvent, si cela devait être rappelé, porte les stigmates du migrant.
*
Comme pour la reproduction sociale de Bourdieu, pour le coup, ce n’est pas la génération nouvelle qui peut être tenue pour responsable. Qu’on ne nous fasse pas le coup de la poule et de l’œuf. Pas plus, et je lui fais tout de suite son affaire, parce que j’en vois beaucoup venir sur ce terrain très lâche, qu’on puisse dire que c’est la faute au système. Dire que c’est la faute au système, cela ne veut strictement rien dire ! À part se dédouaner et faire des moulinets, à part tenter de se sauver de toute responsabilité, de toute culpabilité.
Sauf à jouer les imbéciles, un système, cela n’a pas de petites mains, et moins encore, si c’était possible, de mains invisibles. Pas même, comme le voulait Adam Smith, celle du marché. Foutaises ! Non, ce qui fait un système, ce sont toujours des personnes.
Tout autant, arrêtons aussi avec cet autre refuge à bon marché, pour appeler, quand ce n’est pas le système – et comme on appellerait à la rescousse – la responsabilité collective. Un collectif, cela n’a rien d’une abstraction. Un collectif, ce sont d’abord des personnes. Rien que du concret. Qu’après, on puisse dire qu’il y a plusieurs responsables, des responsables que l’on peut nommer, chacun avec une part de responsabilité clairement identifiée, là ça tient.
Pour revenir à mes générations miroirs ou générations reflets des générations qui les précèdent, ce qui doit être incriminé, ce sont donc bien des personnes. Si rien ne change, ou si quasiment rien ne change, c’est peut-être et tout simplement – malgré toutes nos déclarations et dénégations la main sur le cœur, et comme on ne montre jamais autant que ce qu’on veut cacher – que nous ne voulons surtout pas que cela change. Association d’idées, histoire de bien comprendre, tout se passe comme dans ces entreprises ou ces organisations qui font appel à des consultants avec une demande manifeste que les consultants les accompagnent, par exemple dans le management du changement, mais dont la demande latente, et donc la vraie demande, est que surtout – sur tout – rien ne change !
*
Pour illustration de ce qui en réalité est quelque chose de voulu, quelque chose de construit, dans ce qui fait reflet et renvoi d’une génération à une autre, je vais prendre l’exemple des valeurs. Ou, plus précis, de notre volonté d’enseigner – même si transmettre serait plus approprié – des valeurs aux générations qui nous suivent. Ce qui déjà, sur la finalité même, peut interroger.
En finir avec le valuewashing
Je vais ici remettre les pendules à l’heure et dénoncer le leurre de la transmission des valeurs. Et, puisque l’on parle de l’enseignement ou de la transmission des valeurs, et comme on aurait pu dire « d’où parles-tu camarade ? », je vais me placer du point de vue des écoles dites grandes, des centres de formation et des universités.
Parler des valeurs et de leur transmission dans les écoles, les centres de formation et les universités, ça aussi c’est assez neuf. Cela fait un peu plus de 20 ans seulement que la transmission des valeurs est entrée dans le spectre et les préoccupations des écoles et des universités. Pour tout dire, cela date exactement de 2001, depuis le scandale Enron.
Aujourd’hui quasi oublié, Enron, pour rappel, était un Groupe de courtage et d’énergie. Un Groupe connu comme l’une des plus grandes capitalisations boursières, et reconnu comme l’un des plus innovants des États-Unis. Mais ça, c’était avant. Avant que tout s’écroule. Avant qu’Enron devienne l’une des plus grandes faillites de l’Amérique.
Si nous devons au scandale Enron cette prise de conscience des dirigeants et des équipes des écoles, des centres de formation et des universités, c’est parce qu’à l’époque, l’un des dirigeants d’Enron est un diplômé d’Harvard Business School. Autrement dit, si l’on regarde les classements – je vous ai déjà dit ce que j’en pensais – de ce qui se fait de mieux dans le domaine de l’enseignement en sciences de gestion. Admettons !
Ce dirigeant, c’est Jeffrey Skilling. Et Jeffrey Skilling, pour faire court, va faire preuve de créativité et cotiser à presque tout ce que la loi condamne dans la conduite des affaires. Transactions douteuses, manipulations et fraudes financières, délits d’initiés, mensonges comptables... Carton plein ! J’en passe et des meilleurs. D’ailleurs, qu’importe, ce n’est pas le sujet !
Le sujet, et ce qui nous intéresse, c’est de comprendre qu’au moment où l’affaire éclate et dans les mois qui vont suivre, beaucoup de journalistes vont se retourner vers Harvard et, par effet domino, vers l’ensemble des écoles et des universités – et là on est passé au niveau monde. Des écoles et des universités coupables selon les journalistes, qu’on ne refait pas, de ne pas avoir mis dans leurs programmes des cours d’éthique. Plus précis – puisque parlant d’Harvard Business School, ce sont surtout les business schools et les universités dans le monde qui enseignent les sciences de gestion qui sont visées – des cours d’éthique des affaires.
Petite respiration : à quelque chose malheur est bon, si cela nous rappelle, et c’est plutôt une bonne nouvelle, qu’éthique et affaires n’est pas un oxymore.
Ça, c’est fait !
Plus sérieusement... Stimulus, réponse ! Réflexe pavlovien ou, plus sûrement, reptilien ! Action-réaction comme on dit dans Les Choristes ! Il n’y avait pas de cours d’éthique, eh bien maintenant, il y en aura. Et déjà, à destination des élèves et des étudiants en sciences de gestion. Et, puisque nous y sommes, des participants en formation continue. Quitte à arroser, autant arroser large.
L’intention y était peut-être, je dis pas, mais le raisonnement zéro. Et même zéro pointé ! Parce que vous pensez bien que si Jeffrey Skilling avait suivi des cours en éthique des affaires, il aurait obtenu – les cerveaux sont bien faits – la meilleure note ou évaluation possible à cet enseignement. Comme d’ailleurs – ah oui, je ne vous l’ai pas dit – il a obtenu, ou presque à chaque fois, les meilleures notes ou évaluations possibles de sa promotion dans l’ensemble des matières du programme MBA.
Ce qu’il faut comprendre, et cela n’a rien de naturel – c’est même tout à fait contre-intuitif – que ce n’est pas parce que je sais qu’il y a des choses que je ne dois pas commettre que je ne les commets pas. Je pourrais vous citer, comme à peu près tout le monde, même si Les Écritures ne sont pas mon livre de chevet, les Tables de la loi, le Décalogue, et donc les Dix Commandements...
Savoir le bien n’est pas et ne sera jamais suffisant pour me conduire en homme de bien. Pas plus que dire le bien peut faire garant, comme par enchantement, de son application. Raconter la messe – décidément je reste dans ce domaine – ce n’est pas chanter la messe. Le « sitôt dit, sitôt fait » des contes de notre enfance, cela s’accorde rarement à la réalité. Non, énoncer le bien, cela n’a rien d’un énoncé performatif. On n’est pas là à un mariage où l’officier d’état civil me fait mari – sans jeu de mots – à l’instant même où celui-ci me déclare marié.
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Cela fait donc un peu plus de 20 ans que les écoles, que les centres de formation, que les universités, ambitionnent d’enseigner – ou plutôt de transmettre – des valeurs. J’insiste sur ce point, car vouloir enseigner des valeurs, ce serait ajouter un deuxième leurre au leurre de la transmission des valeurs. Non dans la visée, mais dans la forme.
On peut enseigner des savoir-faire et même des savoir-faire que l’on ne possède pas nécessairement dans leur pleine expression. Cela relève du travail du formateur, mais aussi, dans d’autres domaines, de l’entraîneur, du coach. Ce qui veut dire aussi qu’il faut se départir de cette autre idée, à mon sens très dangereuse, qui veut, et pour le coup c’est très franco-français, que l’entraîneur soit plus fort que l’athlète.
Avec ça, pas près d’aller plus vite, plus haut, plus fort !
Pour poursuivre, on peut sans doute enseigner des savoirs et y compris des savoirs que l’on ne maîtrise pas toujours – dans l’absolu, c’est tout à fait concevable – cela relève du travail du professeur, de l’enseignant. En revanche, on ne peut pas enseigner des valeurs. Les valeurs – lorsque c’est bien fait et nous verrons à quelles conditions – cela relève de la transmission.
Là où je veux en venir, c’est à ce point précis : peut-on sérieusement dire que les jeunes qui sont passées dans les écoles, dans les centres de formation, et dans les universités depuis un peu plus de 20 ans – c’est-à-dire depuis que les écoles et les universités ont fait de la transmission des valeurs une de leurs priorités – sont de meilleurs ambassadeurs de ces mêmes valeurs que les jeunes qui les ont précédés ? Je devine les sourires. Évidemment non ! Là aussi, si tel était le cas, cela se saurait ! Les générations formées depuis un peu plus de 20 ans, et on y revient, ne sont ni meilleures, ni pires, excepté, et une fois encore comme nous l’avons vu, qu’elles disposent de leviers et de points d’appui extrêmement puissants que nous ne possédions pas. Réseaux sociaux, nouvelles technologies... Mais aussi, et cela peut favoriser une forme de violence, elles bénéficient d’une forme de délitement – parfois même d’obsolescence – de toute autorité.
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Avant de poursuivre, trois points.
Le premier, massif ! Comme La lettre volée d’Edgar Poe que tout le monde cherche et qui est là, posée en évidence au vu et au su de tous, personne – ou presque personne – n’a voulu voir cette évidence que cela fait quand même un peu plus de 20 ans que l’on échoue, et pas qu’un peu, à vouloir transmettre des valeurs aux jeunes générations dans les écoles dites grandes – je ne m’en lasse pas – les centres de formation, et les universités.
Dans la pensée melliflue qui caractérise notre temps, tout se passe comme si, dire les choses, c’était se mettre hors du jeu. Et quand je dis : « dire les choses », je n’entends pas ce qu’on entend aussi, et dont le « tout fout le camp » pourrait faire résumé.
Ce mode de pensée – et j’y reviendrai – où tout le monde, rassemblé autour du totem de la pensée unique doit être aligné avec les idéologies dominantes au risque sinon de voir sa parole confisquée, est tout à fait dramatique.
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Oh, on se réveille ! L’enseignement, pardon la transmission des valeurs dans les écoles, les centres de formation et les universités, c’est d’abord l’histoire d’un échec. Et même, d’un fiasco. D’abord, parce qu’on n’a pas réussi ; mais, et c’est peut-être le plus grave – parce qu’un échec, après tout, quand il est pris isolément, ne peut pas être condamné – non, le plus grave, c’est qu’on n’a pas voulu voir cet échec... Comme d’ailleurs, on ne veut toujours pas le voir.
Incorrigibles, nous préférons dénier la réalité, et rester dans l’illusion d’une forme de toute-puissance ! Formidable tour de passe-passe quand la magie opère pour que surtout, là comme ailleurs, rien ne change.
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Le deuxième point, c’est l’explication de la raison cet échec ! Cette raison, elle aussi, est là, posée sur la table, au vu et au su de tous. Une condition cependant – là aussi cela n’a rien d’intuitif – nous devons comprendre que rien ne passe par ce que j’appelle le sujet-verbe-complément. Je m’explique. Ce n’est pas parce que je dis – c’est là un exemple – « tu dois incarner des valeurs ; tu dois avoir un comportement éthique », qu’une fois aux affaires tu auras un comportement éthique. Comme on l’a vu avec Jeffrey Skilling, s’il suffisait de connaître le bien pour se conduire en homme de bien, cela se saurait.
Le sujet-verbe-complément, c’est intéressant pour tout un tas de choses. Pour faire ses courses, pour transmettre des connaissances relativement simples, c’est-à-dire des connaissances qui font vérité. Du moins, car les mots ont un sens, jusqu’à ce que d’autres connaissances les précisent, ou les réfutent pour parler comme Karl Popper. Mais, je vous le dis, pour les sujets d’importance, rien ne passe par le sujet-verbe-complément. Ce qui passe, c’est ce que je porte, c’est ce que je suis. Ce qu’on appellerait, même si c’est un peu court, ma vérité intime. C’est-à-dire la vérité avec laquelle je ne peux pas transiger, la vérité avec laquelle je ne peux ni tricher, ni m’arranger.
Si les écoles, si les centres de formation, si les universités échouent depuis plus de 20 ans à transmettre des valeurs, c’est tout simplement parce qu’il n’y a pas adéquation entre ce que l’on dit et ce que l’on est. Ou alors, s’il y a adéquation, par exemple, entre ce que je suis et ce que je dis, c’est parce qu’il n’y a pas adéquation entre ce que je dis et la vérité de ce qui se passe autour de moi dans mon organisation, au sein ou à la tête de mon entreprise, de mon institution. Pour être tout à fait explicite, si je dis : « tu dois avoir un comportement éthique », mais que, dans ma vie – professionnelle et/ou privée – je me conduis à l’exact inverse de toute position éthique, ce que va entendre la personne à qui je m’adresse, ce n’est pas : « tu dois avoir un comportement éthique », mais ce que je suis. Ce qui, pour le coup, n’a pas grand-chose à voir.
Un exemple, c’est du brutal ! Imaginez un père dire à ses enfants qu’ils doivent s’entendre entre frères et sœurs et qui, le soir venu, comme tous les soirs quand il a bu – comme si cela faisait excuse – tabasserait sa femme comme un damné.
Autre image, plus alignée cette fois, dans le monde professionnel. Si je prône un management bienveillant – à compter que le management bienveillant veuille dire quelque chose ou, plus exactement, à compter qu’on y mette tous la même chose – et que, dans le même temps, j’envoie des mails bruts de fonderie, je disqualifie des personnes de mon équipe, bref, et sans me faire patient sur le divan, que j’utilise l’organisation pour me soigner, je doute que les personnes avec qui je travaille qualifient mon management de... bienveillant. Ou alors, cela répond à d’autres plaisirs, pour ne pas dire nuances de Gris !
Ce qu’il faut comprendre, c’est que ce qui est vrai pour moi, à une échelle individuelle, est vrai à l’échelle d’un groupe, d’une institution, d’une entreprise, comme c’est vrai à l’échelle d’un gouvernement. Ce que nous entendons, ce n’est pas ce qu’on nous dit, mais l’intime des personnes lorsqu’elles s’adressent à nous. Ce qu’elles sont dans leur réalité.
Ce qui passe, ce ne sont pas les incantations à se conduire de façon vertueuse – ce que Winnicott aurait appelé le faux-self, quand on veut donner une image de soi qui n’est pas soi – mais les coups bas, parfois la violence des rapports de force, bref toutes ces obligations instrumentales, figurées ou réelles, que les personnes mettent en place au sein de leur structure pour réussir et d’où, c’est le moins que l’on puisse dire, toute composante morale est absente.
Autre exemple, plus proche de nous peut-être. Mandons un président d’un conseil d’administration d’une université, d’une école, d’une chambre de commerce et d’industrie – ça m’est venu comme ça ! Un président donc, qui détournerait une loi – on va faire prudent – ne serait-ce, mais c’est a minima, que moralement. Par exemple, pour utiliser cette loi à d’autres fins et pour servir d’autres intérêts que ce pour quoi la loi a été promulguée.
Que vont entendre les étudiants, les élèves ou les apprentis à qui s’adressent les formateurs et les enseignants ? Quand bien même ces mêmes formateurs et enseignants, sur le plan éthique, seraient indiscutables ? Quand bien même ils parleraient d’une école qui se voulait, au moins alors, à mission ?
Ce qu’ils vont entendre, c’est l’exact inverse de ce que l’on veut faire passer.
Ce qu’ils vont entendre, ce n’est pas ce que nous disons : « vous devez avoir un comportement éthique », ou : « vous devez vous conduire de façon éthique ».
Ce qu’ils vont entendre, c’est ce dont a été capable et ce dont s’est rendue coupable l’institution et donc, puisque-là aussi une institution ça n’a pas de petites mains, une ou des personnes.
Ce qu’ils vont entendre, c’est que, pour des intérêts propres – c’est-à-dire en réalité vraiment pas propres ; pour tout dire, pour se servir – l’institution a sciemment utilisé la loi à d’autres fins que celles pour lesquelles cette même loi avait été promulguée.
Une fois encore, ce qui passe entre une personne et une autre personne, entre une personne et un groupe, ce n’est jamais de l’ordre du sujet-verbe-complément, mais de la réalité de ce que porte chacune et chacun au sein d’une organisation, d’une entreprise, d’un parti politique, d’un gouvernement, etc. Ce que nous avons appelé, à défaut d’un terme peut-être plus approprié, leur vérité intime.
Incidemment, puisque j’y fais mention, on tient là l’explication – ou une des explications, mais alors peut-être l’explication la plus importante – du pourquoi la parole des politiques, parce qu’elle est chargée d’un passé qui ne passe pas, ne nous parle plus. Et pourquoi, si je tire sur le même fil, cela ne peut que s’aggraver encore. Et pourquoi toujours, et par voie de conséquence, il n’y a rien d’étonnant à ce que l’on se détourne des urnes... Aussi, toutes les excuses pour incriminer les réseaux sociaux – vous avez vu le truc, c’est exactement comme si l’on incriminait le système – ou un je-ne-sais-quoi, pour parler comme Jankélévitch, qui expliqueraient la désaffection des urnes seraient de l’ordre du folklore si ce n’était pas méprisant vis-à-vis des concitoyennes et des concitoyens. J’ajoute, pour parer à toute ambigüité, que je tiens à bonne distance l’idée du « tous pourris ».
Pour faire un peu plus fin, et avant de revenir au sujet-verbe-complément, parmi les fractures en France, entre le peuple et ce qu’on appelle les élites – je pourrais faire à peu près la même remarque à propos des élites que celle que j’ai pu faire par rapport aux grandes écoles – la plus conséquente peut-être, est la fracture, non pas avec la politique, comme on s’en arrange trop souvent, car cela dédouane de toute réelle et sérieuse remise en cause des personnes, mais avec les femmes et les hommes politiques.
Symptôme de ce mal-être, l’abstention. J’en ai donné l’explication principale. Pour autant, et si l’on voulait déjà que cela change – vous l’avez compris, mon propos est de dire que la plupart des personnes qui appellent à la conduite du changement ne veulent surtout pas que cela change ; que ce soit, comme on l’a vu, dans les entreprises et les organisations qui appellent des consultants pour s’assurer que rien ne bougera tout en donnant le change à défaut de changement ; que ce soit d’une génération à une autre, où l’on persiste à croire qu’il suffit d’épeler la première lettre du mot éthique pour que les étudiants nous donnent la deuxième ; que ce soit côté abstention...
Vous voulez vraiment réduire le taux d’abstention chez les jeunes ? Sérieux ? Alors, et même si cela ne compensera pas le principal qui serait d’être ce que vous faites et d’être ce que vous dites, commencez par parler jeune ! Ce qui ne veut pas dire, genre, parler comme les jeunes – ce que je viens de faire et qui est ridicule – mais aux jeunes. Expérimentez la possibilité du vote par Internet – tout en maintenant en parallèle, bien sûr, les bureaux de vote tels qu’ils existent aujourd’hui ; il en faut pour tous les goûts. Ce pourrait être là, d’ailleurs, une vraie promesse électorale. Qui plus est, cerise sur le gâteau, une promesse électorale tenue !
Remarquons que l’abstention en France – pour dire que personne n’a jamais été très pressé d’agir – n’est pas un fait récent dans l’histoire. « Voter est un droit, c’est aussi un devoir civique », comme ils disent. Je ne suis pas certain que cette injonction, ou adresse, bouleverse beaucoup les nouvelles générations. Pas plus, puisqu’elles sont notre propre miroir, qu’elle ne nous ait jamais véritablement bouleversés. Quand je vous disais que rien ne change !
Pour revenir à mon sujet, justement, du sujet-verbe-complément, quand enfin je dis que rien ne passe par-là, cela veut dire aussi, pour tailler au plus court, que rien ne passe par l’intellect. Ce qui passe, ce qui se joue – j’entends ici encore pour les choses importantes – c’est toujours et d’abord un corps qui parle à un autre corps. Qu’après la forme intervienne, sans doute un peu. Ce que disait déjà Hugo, la forme, ce n’est jamais que du fond qui remonte.
Quant au thuriféraire du « Au début était le verbe », doucement Jean ! Non, ce qui compte, ce qui importe, c’est ce que je porte, c’est ce qui résonne en moi, pour ne pas dire raisonne en moi. Lacan aurait dit : c’est ce qui est proprement articulé dans le discours de l’inconscient de chacun des acteurs. Vous avez trois heures !
La compréhension intellectuelle n’est rien, en effet, si elle n’est pas portée en amont par la compréhension physique. Comprendre que la compréhension subjective, c’est-à-dire la compréhension par le corps, précède et fait ouverture à la compréhension objective, c’est-à-dire intellectuelle. J’entends, toujours, pour les choses qui en vaillent la peine.
Ainsi de l’évidence même des valeurs que je porte ou que je ne porte pas en moi. La transmission aux élèves, aux étudiants, repose sur cette congruence, c’est-à-dire sur cet alignement, cette authenticité, entre ce que je suis et ce que je porte. Mais aussi, et comme nous l’avons vu, sur cette même congruence, alignement et authenticité, entre ce que porte l’ensemble des personnes au sein d’une même organisation et le discours qui est tenu aux élèves, aux apprentis, aux étudiants par les enseignants et les formateurs.
Et cette transmission sera d’autant plus efficace, totale en quelque sorte, que cette congruence sera le fait, au sein d’une école, au sein de l’université, au sein d’un centre d’apprentis, du plus grand nombre de collaborateurs possibles (enseignants et équipes administratives). Dit autrement, plus il y aura de collaborateurs engagés à titre personnel dans la cité, et pour de vrai, et pour le bien commun – engagement syndical, associatif, politique... – et plus les élèves et les étudiants intègreront cet impératif. Que ce soit dans la salle de classe ou à distance – ce que permettent aujourd’hui les technologies et ce qui ne change rien à l’affaire. Il ne s’agit donc pas seulement de faire ce qu’on dit, ce qui serait déjà, j’en conviens, un grand progrès. Il s’agit – parce qu’il ne faut surtout pas s’arrêter là et parce que c’est beaucoup plus que cela – et ça personne ne le dit – d’être ce qu’on fait et alors, et naturellement, de faire ce qu’on dit.
Si nous faisons ce que nous sommes, alors le faire est bien congruent avec ce que je suis. Dès lors le faire et le dire – ou le dire et le faire – pourront être pleinement entendus et donc pleinement intégrés par les élèves et les étudiants.
Après, et s’il fallait un peu nous apaiser par rapport à l’exigence de cette tâche – être ce que nous faisons ; être ce que nous disons – convenons que nous sommes humains, parfois trop humains. Pour que ça marche, et comme la liberté ne peut pas être enseignée, mais pratiquée au cœur de nos enseignements et de nos formations, il ne nous est pas demandé d’être exemplaires. Ce qui nous est demandé, c’est, au moins de temps à autre, de faire exemple. Et faire exemple, si l’on se situe au cœur des enseignements et des formations, ce n’est pas vouloir être suivi – une école ne doit sûrement pas faire école. Faire exemple, c’est ouvrir aux valeurs que nous portons, à leur accueil, mais aussi à leur controverse.
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Après avoir cotisé à la cause animaliste et appelé un chat, un chat, et poser cette évidence que l’on ne veut pas voir l’échec de la transmission de valeurs par les écoles, les centres de formation, et les universités sur ces 20 dernières années ; après avoir fait le constat que rien ne passe par le sujet-verbe-complément ; un troisième point.
Plutôt que de parler de valeur, mieux vaudrait parler d’engagement. Vous allez me dire : « Tout ça pour ça ! » Un engagement, comme d’ailleurs une valeur, ça aussi, ce n’est pas rien. S’engager, cela veut dire, au sens étymologique, donner une part de moi en gage. S’engager, c’est donc donner une part de moi, en dépôt de garantie en quelque sorte, vis-à-vis de celles et de ceux auprès de qui je m’engage. L’engagement, toujours, a un corollaire, c’est la responsabilité. Être responsable, pour faire court, c’est défendre des idées ; c’est prendre parti ; surtout, c’est agir et assumer les résultats de ses actions. Ce que Max Weber a appelé l’éthique de responsabilité. Éthique de responsabilité qui s’oppose à l’éthique de conviction qui elle, ne vaut pas grand-chose, pour ne pas dire rien. L’éthique de conviction, grosso modo, c’est dire : « moi, j’ai fait le boulot ; si on s’est planté, c’est parce que je ne disposais pas de tous moyens pour réussir – moyens financiers, humains... » Bref, c’est tout sauf de ma faute. « S’il y a échec, c’est pas chez moi ! » Dit autrement : « circulez, y’a rien à voir ! ». Bien sûr, toute ressemblance avec des faits et des personnages existants ou ayant existé serait...
La responsabilité, comme l’écrivait Loïck Roche dans La Théorie du Lotissement, dans le monde qui est le nôtre, ne tient que très rarement debout. Elle ne ressemble à du Klee et du Miró, pour prendre une image de Deleuze et Guattari, qu’à la condition qu’on ne la regarde pas trop longtemps. De loin cela tient. De près, semblable à la maison de Swift des Voyages de Gulliver, qu’un moineau vienne s’y poser, et c’est tout l’édifice qui tombe.
Cette absence de responsabilité est aujourd’hui l’une des choses les mieux partagées. Certes, des hommes et des femmes, des dirigeantes et des dirigeants, des politiques responsables, lorsque les choses tournent bien, on en trouve. Mais des hommes, des femmes, des dirigeantes et des dirigeants, des politiques responsables, lorsque les choses tournent mal, on en cherche.
Être responsable, c’est apprendre à être froid, à être bouillant, à sortir du bois, à se découvrir. Être responsable, c’est protéger les autres. C’est savoir prendre des risques et les assumer. C’est toujours dépasser sa zone de confort. Et toujours, au nom d’un idéal plus grand, au nom même des valeurs que l’on porte. Il n’y a pas alors de fin instrumentale. La seule fin est d’être conforme aux valeurs que l’on porte. Une fin cadrée par cette volonté : faire que si c’était à refaire, alors j’agirais exactement de la même façon parce que c’était bien ça qu’il fallait faire.
Et toujours et encore !
Si on ne change pas, on peut faire mieux avec ce que nous sommes
Parler d’engagement, parler de responsabilité, c’est aussi toucher à quelque chose d’extrêmement important. Cet extrêmement important, c’est dire et comprendre qu’on ne change pas. Ce qui est non seulement contre-intuitif, mais ce qui va à l’encontre, pour ne pas dire que cela s’oppose à ce bout d’illusion auquel, pour beaucoup d’entre nous, nous nous accrochons et qui nous poussent à être séduits par celles et ceux qui nous disent, justement, que l’on peut changer.
Nous faire croire que l’on peut changer, la belle idée !
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Nous faire croire que l’on peut changer, cela n’a rien d’un conte de fées. C’est même une supercherie que nous devons dénoncer. Et qu’importe que quelques-uns, dans des ouvrages ou conférences dits de développement personnel, en aient fait leur fonds de commerce. Comme si, à suivre leurs conseils, leurs soi-disant propres cheminements, résolutions, et routines, nous pourrions devenir un comme eux. Pour tout dire un pareil au même.
Exactement comme la fascination pour les situations extrêmes avait été dénoncée par Joyce McDougall, la fascination pour les leaders, les grands dirigeants, a été dénoncée par André Green (Un psychanalyste engagé). Et notamment chez Lacan dont le magnétisme était de faire croire au patient, qu’en suivant une psychanalyse avec lui, Lacan donc, le patient pourrait devenir un semblable à lui. Un deuxième Lacan en quelque sorte. Au-delà de cette drôle d’idée, deux Lacan, et pourquoi pas davantage encore, cette fascination, déjà à l’œuvre dans Le Banquet de Platon et de la relation d’Alcibiade à Socrate, c’est la fascination qu’exercent sur nous les grands de ce monde, parfois même, comme on tomberait de Charybde en Scylla, les people. Nous faire croire, parce que nous avons besoin d’y croire, qu’en essayant de les suivre, qu’en essayant de parler comme eux, de faire comme eux, dans une vie par procuration – manquerait plus qu’on donne à manger aux pigeons – parce qu’ils pourraient alors nous reconnaître comme un des leurs, nous pourrions à notre tour devenir un comme eux. J’entends bien que l’espoir fait vivre, mais, un peu comme l’Ascension, il y a des limites ! Loin d’être des points de repère, la réalité, c’est qu’ils nous perdent.
Dire qu’on ne change pas, ce n’est d’ailleurs pas triste en soi. C’est même assez heureux. Car si je ne peux pas changer, cela veut dire aussi qu’on ne peut pas me changer. Naturellement, il conviendrait de poser des exceptions. Je pense, pour faire court, aux expériences qui, comme on dit, ne laissent pas indemnes. Je pense aux grands traumatismes, aux grands deuils, mais pas que ! Je pense aux destructions organisées au service d’idéologies politiques totalitaires...
Mais, et c’est là que c’est heureux, si – aux exceptions près mentionnées, et non exhaustives – on ne change pas, on peut en revanche faire différemment avec ce qu’on est. C’est là aussi, pour facette de l’humanisme, croire au progrès possible pour toutes et tous.
Bien sûr, ambitionner de faire mieux avec ce qu’on est, c’est sans doute beaucoup moins séduisant, beaucoup moins ambitieux que si on avait pu changer. Mais, vous en conviendrez, c’est autrement plus sûr. C’est renoncer à un fantasme de toute-puissance pour reconnaître ses zones d’impuissance et préférer agir dans ses zones de vraies puissances. Pas mal, non ? Ce que disait déjà Rückert, un poète qu’aimait citer Freud : « Ce qu’on ne peut pas atteindre en volant, on peut l’atteindre en boitant. » C’est plus long, oui ! C’est moins spectaculaire, oui, mais, et une fois encore, c’est autrement plus sûr.
Démonstration. Je pars de cette idée dont je fais l’hypothèse qu’elle fait ban d’accord : « Être » n’est pas de l’ordre du savoir, à savoir que le « Je suis » ne vaut pas à tous coups un « Je sais être ». On peut relire !
Comme nous l’avons vu, que je sois ou non quelqu’un de bien, je ne peux pas changer. Mais, si je ne suis pas quelqu’un de bien, et que j’en prends conscience, alors, sans changer profondément ce que je suis et ce que je serai toujours, eh bien, je peux faire mieux avec ce que je suis. Je peux mettre en place des obligations instrumentales, et donc poursuivre un but, dont l’objet – et ce n’est pas paradoxal – répond avec ce qui doit être fait inconditionnellement sans autre justification que de s’imposer à moi.
Pour autre image, la métaphore du salaud. Une image, je vous le concède, très exagérée et qui, sans doute, ne vaut pas mille mots...
Un salaud, c’est entendu, agit comme un salaud. Un salaud, vous me suivez, a sa cohérence. Jusque-là... Si maintenant mon salaud – ne pensez pas que je m’attache – par son acceptation à faire un travail sur lui-même – ce qui n’est pas gagné – peut prendre conscience de la non-adéquation de ses conduites avec le savoir-être attendu, alors il doit pouvoir s’engager à faire autrement avec ce qu’il est.
Autre exemple, admettons qu’une personne soit profondément raciste. Ça, c’est sa vérité intime. C’est ce qu’elle est. Et ce racisme, parce qu’elle le transpire, s’impose à elle. Cette personne n’a pas choisi – on n’est pas chez Kit Kat – d’être raciste. Elle est raciste. C’est comme ça ! Association d’idées, certes discutable, mais cela parle, c’est exactement comme un fantasme. La première fois qu’il surgit, le fantasme s’impose à vous. Là aussi, c’est comme ça ! Vous ne l’avez pas appelé, vous ne l’avez pas construit, vous ne l’avez pas choisi. Il est là... Notez, pour la petite histoire au risque sinon de vous perdre dans vos pensées, que si ce fantasme vous a bien plu, vous pouvez, et à loisir, le convoquez, et même le reconvoquer. Là, naturellement, vous commencez à avoir votre part de responsabilité dans le but recherché.
Je reviens à ma personne raciste. Eh bien, cette personne, ce n’est pas parce que vous lui dites quelque chose qui pourrait ressembler à cela : « Il faut avoir des valeurs d’ouverture, il faut aimer le métissage, il faut vouloir le tiers-instruit – ce métissage dans tout apprentissage – il faut être humaniste, que cette personne, du jour au lendemain, de raciste qu’elle était pourra s’affranchir de tout ce qui, jusqu’alors, a structuré sa haine envers les autres.
On ne change pas. Tenez-le-vous pour dit. Dans son cœur – si tant est qu’une personne raciste ait un cœur – elle restera toujours raciste.
Mais si on ne change pas, comme nous l’avons vu, on peut faire mieux avec ce qu’on est. Ma personne raciste peut donc s’engager à faire mieux avec ce qu’elle est et travailler pour agir au plus près des valeurs de l’entreprise, d’un parti, d’un gouvernement. La personne, elle, n’a pas changé. Elle a pu faire mieux avec ce qu’elle est.
Ce que je veux dire, et il faut l’entendre, quand je dis qu’on ne change pas, c’est qu’on ne change pas, à entendre, en profondeur. Nous sommes comme nous sommes. Nous sommes ce que nous sommes, et nous restons ce que nous sommes. Pour faire court, les choses sont à peu près structurées dès la petite enfance. 5 ans ? 6 ans ? un ou deux ans après ? C’est un peu comme le quotient intellectuel (QI). À l’âge de 5 ans, 6 ans, 7 ans, les choses sont à peu près jouées. Et puisque je parle du QI qui, lui, ne bouge plus – sauf peut-être à la marge – ce qu’on appelle le quotient émotionnel (QE), lui, s’il peut être naturel, peut être aussi travaillé. On est bien là dans la même dynamique ! Je ne change pas ce que je suis, je ne change pas ce qu’est mon être profond, ce que j’ai appelé ma vérité intime. En revanche, je peux faire différemment et donc progresser dans ma façon d’être. Pour tout dire, dans mon savoir-être !
Dans ce même mouvement, à la question : « Peut-on enseigner le savoir-être ? », la réponse va donc être « Oui », si on veut l’enseigner comme un savoir ou, plus ambitieux, comme un savoir-faire. En revanche la réponse est « Non » si, par cet enseignement, on ambitionne de changer les personnes. On remarquera au passage que la formulation « savoir-être » est plutôt bien vue. Cela ne veut pas dire qu’on est, mais qu’on peut savoir être. On retrouve bien cette idée qu’on ne change pas, mais que l’on peut savoir être, c’est-à-dire faire différemment et donc mieux avec ce qu’on est.
Ramenée à l’enseignement et tout particulièrement à l’enseignement du savoir-être, l’idée n’est pas de faire des élèves, des étudiantes ou des étudiants, des personnes intègres, des personnes éthiques. Si elles ne le sont pas à l’initial, il y a peu de chance qu’elles le deviennent, à entendre pour de vrai. Là encore et toujours, dans leur vérité intime. Mais, et sauf donc à ce qu’elles soient déjà des personnes intègres, des personnes éthiques, elles peuvent s’engager à se conduire de façon plus intègre, plus éthique, et donc progresser. Ce passage de l’impératif hypothétique, et donc des actions à mettre en œuvre pour atteindre un but, à l’impératif catégorique, et donc à mener des actions qui valent par elles-mêmes et non par rapport à un élément extérieur est tout à leur crédit. Sans doute ont-elles même plus de mérite que pour celles et ceux pour qui l’action bonne en tant que telle, et sans autre but, est plus naturelle.
Pour faire résumé, pour ce qui est de l’Être, de la vérité intime de l’élève, de l’étudiant, pas touche ! Pour ce qui est du savoir-être de l’élève, de l’étudiant, là il faut y aller ! Et l’acquisition de savoir-être, cela commence toujours par un travail sur soi. Mieux se connaître. Savoir qui on est. Pas tellement pour découvrir ses potentialités – on n’est pas là pour se contempler – mais d’abord pour prendre conscience de ses défauts, de ses zones d’ombre, de ce qui n’est pas beau en soi, parfois même dangereux. Dès lors, je dois pouvoir le prendre en compte ; dès lors je dois pouvoir m’en protéger dans ma relation aux autres. Si je suis capable de prendre conscience de mes aspérités, et bien pire encore, je peux mieux m’en protéger et donc en protéger les autres. Pour faire emprunt à la psychanalyse, si je fais advenir l’inconscient conscient, je peux très certainement me protéger, et de pas mal de choses.
« Comprendre qu’on ne devient pas lumineux en regardant la lumière, mais en traversant nos propres ténèbres » (Jung).
Pas mieux !
« Devenir soi » : la grande Histoire
Autre leurre vis-à-vis des nouvelles générations, leurre qui ne fait encore que renforcer cette idée que chaque génération n’est jamais que le reflet de la génération qui la précède, non pas avoir de l’ambition pour la génération qui nous suit, mais poser, c’est-à-dire caractériser et même définir cette ambition.
Comme on pourrait dire – ce qui jusqu’ici était en filigrane – que vouloir transmettre des valeurs aux générations qui viennent, c’est aussi une façon de reconstruire du même.
Éternel retour du même en quelque sorte, à ceci près que l’on peut faire l’hypothèse heureuse que c’est parce que nous savons que nos générations ont échoué – et Dieu sait qu’elles ont échoué, à tout le moins dans un certain nombre de domaines – qu’il est important que les générations qui viennent puissent être, au moins sur ce plan-là, un peu différentes de nos générations. Plus malheureux, en revanche, c’est qu’il n’est pas possible quelque part, pour ce qui est des valeurs, de parler de transmission, dès lors que la transmission, justement, appellerait à ce que je sois ce que je fais, à ce que je sois ce que je dis, et donc, que je sois déjà, moi, mais aussi et comme nous l’avons vu mon environnement, porteurs de ces mêmes valeurs que je veux transmettre...
Je reviens à cette idée qui serait de vouloir une ambition bien définie pour la génération qui vient. Parce que dit comme cela – parler d’ambition pour la génération qui nous suit – c’est plutôt séduisant.
Seulement voilà, si je peux avoir de l’ambition pour moi et préciser ce que j’y mets – après tout, mettre en place des actions dont le but est de nourrir cette ambition, pourquoi pas – si je peux avoir de l’ambition pour mes collègues, et là encore préciser ce que j’y mets, si je peux avoir de l’ambition pour mon institution, si je peux avoir de l’ambition pour la cité, voire pour le vivant et la Planète – parce que je suis directement partie-prenante – avoir de l’ambition et préciser ce que j’y mets pour celles et ceux qui nous suivent, cela n’a rien d’évident.
Si, par exemple, nous voulons que les nouvelles générations puissent demain être les acteurs et contributeurs d’un monde plus juste, plus pacifique, plus responsable, plus durable – on pourrait ajouter comme je l’ai déjà fait, plus haut, plus résilient, mais c’est déjà pas mal – c’est d’abord notre projection à nous de ce que nous souhaitons. Pour les nouvelles générations, sans doute, mais peut-être et d’abord pour nous réparer nous. Faire réparation, nous défaire en quelque sorte de notre culpabilité, à la recherche du temps perdu pour n’avoir pas su voir et mettre en place les actions nécessaires à l’atteinte de cette vision du monde. Un itinéraire bis pour reconstruire notre itinéraire dans l’après-coup, dans l’illusion d’un temps retrouvé, d’un vouloir de ce qu’on n’a pas voulu ou pas assez voulu alors.
Ce qui ne veut pas dire que vouloir que les générations nouvelles puissent être demain les acteurs d’un changement positif soit dénié de sens. Bien au contraire, et pour tout dire, c’est d’ailleurs cela la demande de la société comme du monde économique aux écoles, aux centres de formation et aux universités. Que les jeunes qui sont formés puissent être demain des acteurs du changement positif de la société, des entreprises, des organisations. Et déjà, par la prise en compte des enjeux écologiques.
C’est donc plutôt séduisant, c’est même très certainement intelligent ! Simplement, et c’est ce qu’il nous faut articuler, nous devons renoncer à cette ambition, même si nous la pensons bonne pour le monde, car celle-ci est d’abord intéressée, pour préférer cette autre ambition, peut-être la plus haute qui, elle n’a pas de fin instrumentale : que celles et ceux qui nous suivent deviennent d’abord eux-mêmes, qu’ils développent le goût d’apprendre tout au long de leur vie, qu’ils soient en position de se réaliser dans leur vie professionnelle. Dit autrement, et comme pour les valeurs, nous devons renoncer, nous empêcher en quelque sorte et faire confiance aux générations qui viennent. Renoncer aux impératifs hypothétiques pour préférer l’impératif catégorique porteur d’actions inexorablement gratuites et désintéressées. Ces actions qui, si elles étaient à refaire, appelleraient à être reproduites à l’identique.
Comme nous sommes partis de cette idée qu’il n’y avait pas de générations spontanées, ni même de générations mutantes, qui auraient tout compris, en réalité, c’est qu’il ne peut pas y en avoir dès lors qu’on les agace avec un brûle-gueule, dès lors qu’on rogne leurs ailes pour les empêcher de voler, dès lors qu’on les corsète dans des valeurs qu’on ne sait pas transmettre, parce qu’on ne les porte pas, et dans une ambition qui ne sera jamais que la projection de notre propre ambition.
Quant au résultat, on en a déjà parlé, cela ne sert jamais qu’une chose, reproduire du même, reproduire une génération clone à notre génération.
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Devenir soi, la grande Histoire ! Pour beaucoup, ce peut être la quête d’une vie. Ce que disait Dostoïevski dans Souvenirs de la maison des morts : « Combien dans la vie se réalisent vraiment ? » ; « Combien entre ces murs d’énergies perdues ! Beaucoup s’inventent ainsi un bagne. »
Ce qu’il faut souhaiter, ou ambitionner, c’est que les jeunes fassent leur le discours de Jean Azévédo à Thérèse Desqueyroux – Thérèse Desqueyroux, au passage, l’air de rien comme ça, le meilleur ouvrage de développement personnel, et de très loin, avec Monsieur Teste de Paul Valéry où, dès les premières lignes, il exécute la réussite pour la réussite.
Retour au discours de Jean Azévédo lorsqu’il décrit à Thérèse un royaume où la seule loi eût été de devenir soi. Au risque, comme nous l’avons vu, ou plutôt à la chance que la génération qui nous suit ne puisse pas se fondre en nous. Qu’elle nous échappe en quelque sorte. Au risque, ou plutôt à la chance que la génération qui vient ne soit plus le jouet de la génération qui les précède. Au risque, où plutôt à la chance qu’elle s’affranchisse, et pour de bon, de cet éternel retour du même.
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Trouver un sens à sa vie, trouver sa vie en un sens
Plus concrètement, si je me place toujours du point de vue des écoles, des centres de formation et des universités, s’il nous faut donc renoncer – nous empêcher serait mon dernier mot – à toute ambition qui ne serait jamais nourrie que de nos propres projections, il n’empêche, les écoles, les centres de formation, les universités doivent néanmoins œuvrer, et déjà pour l’utile, et donner aux élèves et aux étudiants les possibilités d’une employabilité tout au long de la vie. Pas seulement – ce qui est une base – pour avoir un emploi, mais, et c’est là que c’est très important, car cela fait ouverture pour ce qui est essentiel : à la fois, pour en faire quelque chose, de mesurable, pour atteindre un but donc, à la fois, pour ne valoir que pour lui-même.
Que par leur travail, dans cet espace-temps-activité qu’est le travail, justement, ils puissent, en même temps qu’ils réalisent quelque chose, se réaliser. C’est-à-dire, comme le voulait Hanna Arendt, et comme l’exprimera François Hubault, qu’en même temps qu’ils ajoutent quelque chose d’eux au monde commun, ils puissent se reconnaître et être reconnus.
Retenons le plus important, et cela marque une vraie rupture avec ce qui était, jusqu’alors, notre façon de voir : si dans les écoles, si dans les centres de formation, si dans les universités, si dans les entreprises et les organisations – je pense à l’apprentissage – on ne formait les étudiantes et les étudiants, on ne formait les élèves, on ne formait les apprentis, que pour trouver un emploi, on ferait quelque chose de parfaitement utile, mais on passerait à côté de l’essentiel.
Pourquoi cela marque une vraie rupture ? Regardons ce qui se passe aujourd’hui. Aujourd’hui, la situation de l’enseignement – et pas que de l’enseignement supérieur – tient en un seul mot : compétences... On ne parle en effet que de compétences !
Je le dis tout de suite pour qu’il n’y ait, sur ce point également, aucune ambiguïté, parler, penser compétences, c’est très bien. Là où je ne suis pas d’accord, mais pas d’accord du tout, c’est lorsque l’on ne parle plus que de compétences. C’est lorsque qu’il n’existe plus qu’une obsession, qu’une mesure d’un tout qui, justement, est loin d’être tout.
En vrac, pour ce qui est important et bien trop laissée de côté : la capacité à apprendre. Ce que dit très bien Philippe Mérieux, on veut savoir pour ne plus avoir à savoir. J’ai les crédits ; j’ai mon examen ; j’ai mon diplôme ; j’ai ma certification. Alouette, alouette... mais aussi reflet aux alouettes !
En vrac, toujours, pour ce qui est de l’important bien trop laissé de côté : l’inutile. « Quand il allume son réverbère, c’est comme s’il faisait naître une étoile de plus, ou une fleur. Quand il éteint son réverbère, ça endort la fleur ou l’étoile. C’est une occupation très jolie. C’est véritablement utile puisque c’est joli » (Le Petit Prince). « Quelle valeur donner aux choses estimées inutiles ? » Beaucoup des savoirs, de la littérature, de la philosophie, mais aussi des données de la recherche, parfois même des sciences dures, sont relégués dans cette catégorie. « Seulement voilà, il y a des inutilités essentielles, des refus obstinés de l’instrumentation. [...] Et précisément, par ce geste de non-négociation avec l’utilitarisme, de préserver le sens de ce qui est réellement utile » (Jankélévitch cité par Cynthia Fleury).
Tout autant, et là nous sommes au cœur du sujet, l’appel de Nuccio Ordine, auteur de L’utilité de l’inutilité, à lutter contre l’utilitarisme.
Opposition tout autant de la lenteur nécessaire à l’acquisition de connaissances qui échouent à l’arbitrage factice de la superficialité pour répondre au culte de la vitesse. « La culture, l’enseignement, peuvent être une résistance à l’utilitarisme. [...] Le savoir, c’est-à-dire la culture, la connaissance, est le produit d’un effort que personne ne peut faire à notre place. » « Je possède une fleur que j’arrose tous les jours. Je possède trois volcans que je ramone toutes les semaines. Car je ramone aussi celui qui est éteint. On ne sait jamais. C’est utile à mes volcans, et c’est utile à ma fleur » (Le Petit prince).
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Et maintenant, après cet instant de poésie, pour ce qui est le plus important, plus essentiel même que l’inutile.
Ce qui manque profondément et plus généralement dans notre société, je laisse de côté la sphère du privé où, sans doute et sur ce même sujet, il y aurait des choses à dire, c’est le désir.
Qu’avons-nous fait de ce que j’appelle le désir véritable ? Et déjà dans la sphère professionnelle et déjà en amont, au moment de la formation, de l’enseignement, de l’apprentissage.
Le désir véritable, c’est ce que tu as envie de faire, et déjà donc, dans ta vie professionnelle. Parce que c’est bien beau de parler d’un métier où j’ambitionne de me réaliser en même temps que je réalise mon travail, mais cela ne peut tenir qu’à deux conditions. Les compétences pour le faire, oui bien sûr, sans doute un peu, et encore une fois il ne faut surtout pas tout jeter des compétences, mais surtout la passion qui peut m’habiter.
La passion, c’est ce qui va nous aider à traverser la vie – nous sommes bien toujours dans le domaine professionnel. La passion, on pourrait la définir ainsi : à compter que je puisse exercer tous les métiers du monde, c’est bien ce métier-là et pas un autre que je veux faire.
Seulement voilà, la passion, sauf à être tombé dans la potion magique du désir quand on était petit, ce qui peut arriver, mais ce qui reste du domaine du rare, cela n’arrive pas comme ça, cela ne se commande pas.
Quelle serait la profession de mes rêves ? Dans quel domaine, j’aurais envie d’aimer, j’aurais envie de créer ? Et pour faire quoi ?
« Qu’as-tu à me dire mon désir ? » Désir-clé de voûte, car clé d’accès à sa propre puissance, à ce que je porte et à ce que j’ai à dire au monde, mais aussi clé d’accès, et on y revient, toujours et encore, à devenir soi.
Je sais, c’est incroyablement ambitieux. C’est pourtant bien cela qu’il faut viser.
Comme s’il pouvait remonter la rivière avant de se jeter dans la mer de la vie professionnelle, le désir doit faire cascade. Si je sais ce que j’ai envie d’exercer comme profession, alors, mon désir va faire clé de voûte de la joie d’apprendre et de me voir apprendre. Et tout au long de la vie.
Retour sur le développement personnel, mais désormais pour dépasser ce que j’ai dénoncé comme une supercherie quand nous devons faire le constat, implacable réquisitoire, que beaucoup peuvent parler du développement personnel sans jamais parler du désir, de l’amour, de la création, des pulsions, de la culpabilité, des résistances au changement et, en toute fin, de l’incroyable travail absolument indispensable pour ambitionner et réussir à faire mieux avec ce que nous sommes.
Si nous ne voulons pas sombrer dans l’opportunisme, l’erreur, et même le charlatanisme, parler du développement personnel devrait obliger à commencer par le commencement. Et, le commencement, c’est d’abord la compréhension de la façon dont chacun d’entre nous, nous fonctionnons. Et le commencement, toujours, c’est d’abord notre capacité à identifier ce que j’ai appelé notre désir véritable, c’est-à-dire notre capacité à comprendre ce que nous voulons faire de notre vie.
Trouver un sens à sa vie, trouver sa vie en un sens. Ce qui dans cette vie sera volonté de puissance, et non volonté de domination, mais ce qui fera que notre vie sera vivante (Nietzsche). Parce ce que ce qui remplit une vie ne fait pas une vie. « Parce que les motifs de vie sont plus importants que la vie elle-même » (Jankélévitch). Parce que notre vie doit devenir plus dangereuse. Ce que Schopenhauer appelait le vouloir ; Bergson, l’élan vital.
C’est donc par la compréhension de la manière dont nous fonctionnons que nous pouvons commencer à défricher le terrain vague du développement personnel. Puis, par la mise à jour de notre compréhension de ce que nous voulons faire de notre vie, nous pouvons apprendre à labourer ce champ. Un champ en devenir. Et pour tuteurs, notre désir, le principe de réalité de notre environnement, notre capacité à aimer notre destin. Ce fameux ouï-dire, ou dire oui à la vie comme le voulait Nietzsche.
Nous sommes tous nietzschéens !
Dès lors, et il n’y a pas à tirer beaucoup ce fil, nous comprenons que, pour une Nation, ne pas tout mettre en œuvre pour favoriser l’émergence des désirs professionnels chez les jeunes générations ; pire, les cadenasser dans des choix qui démarrent dès la classe de seconde – alors que la norme, si elle existe, c’est bien de ne pas savoir ce qu’on veut faire de sa vie professionnelle quand on a seize ans, dix-sept ans, ou dix-huit ans – c’est, je le dis, l’interdiction faite à la jeunesse d’accéder à ce qu’ils sont. Répétition du même, encore et toujours.
Criminel !
Et encore – vous êtes bien assis ? – est-ce que vous savez qu’en hauts lieux, comme on dit, leur dernière lubie est de faire découvrir les métiers aux élèves du primaire. Dès fois qu’ils n’aient rien d’autre à faire comme apprendre l’anglais, faire pour de vrai du sport, de la musique...
Deux fois criminel !
Retour dans l’entreprise, si la seule question du management, c’est la question de la décision : « Qu’est-ce que je décide ? », la seule question des hommes et des femmes dans l’entreprise, au sein des organisations, c’est la question du désir : « Qu’est-ce que je désire ? » Question du désir tout autant du manager lorsque celui-ci à son tour interagit avec son propre manager.
Et puisque j’ai fait mention du meilleur ou des deux meilleurs ouvrages de développement personnel, le meilleur ouvrage de management n’est évidemment pas un ouvrage de... management – ce serait trop beau – mais un essai philosophique tout à fait accessible. C’est le Mythe de Sisyphe d’Albert Camus. Sens, reconnaissance, espoir ; le principal, pour ne pas dire tout, y est déjà. J’y reviendrai et, notamment, pour développer la question du sens et tordre, là aussi, une ou deux croyances qui ont vraiment la vie dure, hors à s’assurer, pour ne pas dire se rassurer, et se réassurer encore et encore, que l’on reproduit bien toujours du même.
À quoi sert l’enseignement supérieur
Dénonciation du leurre à vouloir transmettre des valeurs, mais aussi mise en lumière de la difficulté à poser des ambitions tenables pour les générations qui viennent ; reconnaissance de cette évidence que les générations qui viennent ne sont jamais que le pâle ou heureux reflet des générations qui les ont précédées ; compréhension, aux côtés des compétences, de la place et de la centralité du désir.
Maintenant, et il faut voir aussi le verre à moitié plein, si je me place, toujours, du côté des écoles, des centres de formation et des universités, celles-ci ont un immense rôle à tenir.
À commencer, là où nous nous sommes arrêtés : sur la place de la reconnaissance de son désir. Ce que les écoles, ce que les centres de formation, ce que les universités doivent porter comme discours, dans leur dire-au-monde, c’est aussi cette idée du risque qu’il y a à ne pas identifier son désir. Ne pas identifier son désir, ce n’est pas seulement risquer d’être malheureux, c’est aussi prendre le risque d’être en difficulté pour ne pas dire d’être dans l’impossibilité d’avoir et de tenir une conduite éthique.
Ainsi de l’anonymat qu’il faut exécrer. Et, comme nous le verrons, parce qu’il est son exact contraire, du courage qu’il faut louer. Et là, pour ce qui est de l’anonymat, comme nous le verrons pour d’autres points aussi rugueux, les écoles, les centres de formation, les universités, ont un rôle à jouer. Et ce rôle peut être tenu de façon extrêmement efficace, car il ne s’agit plus de vouloir transmettre quelque valeur ou ambition que ce soit, mais de cheminer aux côtés des nouvelles générations et de les mettre en garde contre ce qui a été et est toujours un poison pour nos générations. Et là, parce que nous sommes parfaitement congruents, car on leur dit, certes dans une tentative de rédemption, ce que nous avons été ou ce que nous sommes encore – que ce soit nous ou notre entourage professionnel – le message peut passer.
Bien sûr, je ne parle pas ici de l’anonymat pour ce qui serait, par exemple, le don du sang. L’anonymat du don fait toujours du sens. Comme je ne parle pas ici de l’anonymat dans le fait artistique. Parfois plus discutable dans le sens, mais tout aussi respectable. Comme je ne parle pas, au plus évident, de l’anonymat quand il fait protection de la vie privée ; de l’expression anonyme dans un pays non démocratique ; du partage d’expériences traumatisantes, plus facile sous couvert d’anonymat qu’à nom découvert. Autre cas, le refus du jeu médiatique, de la mise en scène de soi, qui peut pousser des auteurs à garder l’anonymat. Tiens donc ! Et, parce qu’ils sont célèbres, Montesquieu, quand il publie – sans nom d’auteur, à Amsterdam, pour échapper à la censure – Les Lettres persanes. Avant lui, Descartes, dont la devise était Larvatus prodeo, hâtivement traduite : Je m’avance masqué.
Non, l’anonymat dont je parle, c’est celui des atours de la lettre ou des articles anonymes. C’est l’anonymat des corbeaux quand il fait ouverture à la calomnie, quand il fait le lit des dénonciations.
Exact envers de l’éthique !
L’anonymat dont je parle, l’anonymat que j’exècre, c’est l’anonymat des lâches, l’anonymat des salauds. Cet anonymat dont l’intention est bien de nuire, parfois de détruire, toujours de tuer – au moins dans la symbolique. Casseurs cagoulés, pas seulement dans la rue ou sur les réseaux sociaux, mais dans les entreprises, dans les immeubles. Partout où, sous couvert d’excellentes raisons qu’ils se donnent, ne s’exprime que de la haine.
Que nous sifflent ces serpents sur nos têtes ? Hors leurs souffrances d’une vie lestée de leurs peurs et de leurs angoisses face aux évolutions de leur environnement. Hors ce qu’ils s’obstinent à cacher sous le manteau miteux de l’anonymat, leur détresse et manque à être.
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Le contraire du lâche anonymat, vertu qu’il faut louer, c’est le courage. « Commencer par le commencement. Et le commencement de tout est le courage » (Vladimir Jankélévitch). « Il faut du courage pour donner, pour travailler, pour combattre, pour aimer, pour espérer, pour inventer. Le courage est la première des vertus. Peut-être la seule, parce qu’il est la vie même, l’élan vital, la source et la ressource » (Michel Serre).
À parler d’anonymat et de la lâcheté qui peut y être associée, est-ce que je suis hors-sujet ? Non, bien au contraire même, car rapidement esquissé, nous pouvons en parler et transmettre quelque chose par rapport à cela, car l’anonymat et la forme de lâcheté qui peut y être associée font aussi partie de ce que porte notre génération et les générations qui nous ont précédés. Pour preuve, et j’allais dire presque malgré nous – même si en écho on pourrait presque entendre « Tu parles ! » – l’anonymat, qu’on le veuille ou non, fait encore partie de ce que l’on transmet.
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Ce que peuvent montrer les écoles, les centres de formation, les universités, toujours, parce que ce sont là des traits portés par les générations d’hier, c’est de la considération pour les efforts, pour le travail. Des efforts et un travail réunis dans une même visée : la capacité à éprouver de la joie. Toujours et encore, parce que, comme nous l’avons vu, je dois pouvoir me réaliser en même temps que je réalise mon travail.
Et le désir a à voir, car il fait possibilité du tout !
Quand je dois choisir, entre la taverne et ma table de travail
Qu’est-ce qui fait que je vais préférer aller à la taverne ou préférer aller travailler ? » Entre la taverne et ma table de travail, où vais-je éprouver le plus de joie ? C’est la question que pose Leibniz. Nous sommes au XVIIe siècle, antichambre du siècle des Lumières.
Pour Leibniz, c’est l’analyse qu’en fait Deleuze, il faut partir de ce qui se passe dans notre tête ou, plus exactement, dans notre âme. C’est-à-dire, comme le veut son étymologie, du souffle, de la respiration qui nous anime. « Pour Leibniz, le tissu de l’âme doit être conçu comme un fourmillement, fait de milliers de petites inclinations, c’est-à-dire de petites perceptions, de petites tendances, qui plient l’âme dans tous les sens. »
Alors, qu’est-ce qui fait que je vais choisir d’aller à la taverne ou préférer me mettre à ma table de travail ? Qu’est-ce qui fait que le tissu de l’âme va pencher d’un côté plutôt que de l’autre ? Quelle est l’action qui, au moment considéré, me remplira de joie parce qu’elle comblera mon âme suivant sa plus grande amplitude ?
« C’est ce que Leibniz, poursuit Deleuze, appelle la délibération. [...] Le tissu de l’âme va du pôle perceptif taverne au pôle perceptif cabinet de travail. Délibérer, c’est plier son âme d’un côté plutôt que d’un autre côté. »
Si l’amplitude est petite, s’il n’y a pas vraiment d’inclinaison, si je ne me réalise pas dans le travail, mais que je considère celui-ci comme une fin en soi, pour tout dire une obligation, je ne peux pas éprouver de la joie. Je vais donc choisir la taverne. Si maintenant l’amplitude de mon âme est forte, si je considère le travail comme « un acte doué de permanence par opposition à l’acte successif », ce qu’Aristote cité par Deleuze appelle l’entéléchie, l’acte parfait, l’acte en train de se faire, le travail en devenir, alors, entre la taverne et le travail, je vais choisir le travail.
Le travail, séduction ultime comme le disait Picasso lorsqu’il permet de se réaliser, de donner quelque chose de soi au monde commun – selon la belle définition de ce qu’est un travail vivant – lorsqu’il se fait origine de mon souffle, de ma respiration. Lorsqu’il me permet d’accéder à la joie.
Si le travail n’a jamais rendu libre – c’est là une connerie de l’histoire ; je n’ai pas d’autre mot ; c’est l’accès à la culture, à la capacité à ressentir des émotions, qui rend libre – le travail participe – dès lors que l’on souhaite travailler – à la dignité.
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Association d’idées, et comme pour le travail, dès lors que l’on touche à la question du sens – j’en ai fait mention au moment du Mythe de Sisyhphe – j’ai des choses à vous dire.
Et déjà, je voudrais tordre le cou à cette idée – qui là aussi quelque part contribue à vouloir faire des autres qui nous suivent dans l’ordre des générations notre propre miroir – que c’est à l’entreprise ou à l’organisation de donner du sens au travail des salariés. On se rappelle, quand je dis l’entreprise, quand je dis l’organisation, c’est comme si je disais le système, ce qu’il faut entendre, ce sont les hommes, ce sont les femmes qui y travaillent.
Non, mais allô quoi ? Bien sûr que ce n’est pas à l’entreprise de donner du sens au travail ! Pour aller tout de suite à la solution, c’est à chacune, c’est à chacun d’entre nous de donner du sens à son travail.
Si maintenant, je développe un peu. Pourquoi ce n’est pas aux dirigeantes et aux dirigeants – et plus largement aux managers – mais à chacune et à chacun d’entre nous de trouver et de donner du sens à notre travail ? Pour une raison très simple. Le sens que l’on peut donner à son travail, c’est en réalité quelque chose d’éminemment personnel, d’éminemment intime.
Ce qu’il revient, en revanche, aux dirigeantes et aux dirigeants de faire – parce qu’ils ne vont pas s’en sortir comme ça – c’est de mettre en place ce que l’on pourrait appeler les conditions extérieures de possibilité pour chacune et chacun d’entre nous de trouver du sens dans son travail.
Ce qu’il revient aux dirigeantes et aux dirigeants de faire, c’est de donner ce que je pourrais appeler « le sens du sens » du pourquoi de cette entreprise. Sa raison d’être, ou mieux, sa raison d’agir. Par exemple, en reliant la production de biens ou de services à la question des grandes transitions. Transition écologique, bien sûr, mais aussi transition sociétale, sociale, économique. Donner du sens à une entreprise, à une organisation, c’est montrer en quoi, par exemple, au-delà de la production de biens ou de services, les hommes et les femmes qui font l’entreprise ou l’organisation contribuent à améliorer le bien-être de la société.
Dire qu’il revient aux dirigeantes et aux dirigeants de mettre en place les conditions extérieures de possibilité pour chacune et pour chacun d’entre nous de trouver – et la répétition est voulue – du sens pour la question du sens, c’est un point de vue qui, me semble-t-il, est radicalement nouveau. Un point de vue qui démet les dirigeantes et les dirigeants d’un possible fantasme de toute-puissance. Un point de vue qui, plus généralement, responsabilise l’ensemble des acteurs. Les dirigeantes et les dirigeants, nous l’avons vu, mais aussi, et ce n’est pas une paille, toutes et tous.
Oui, il nous revient de nous tenir debout. Oui, il nous revient de nous emparer, pour le revendiquer, de tout ce qui dépend de nous et, pour ce qui est peut-être le plus important, du sens que nous devons trouver et que nous voulons donner à notre travail. Un travail dont on peut dire alors – parce qu’il demande des efforts, parce qu’il me permet d’ajouter quelque chose de moi au monde commun, et ça si c’est pas intime – qu’il me définit.
La capacité, dans mon travail, à faire don du meilleur de moi, de ce que je porte, de ce que j’ai envie de dire au monde, c’est ce qui va faire ouverture à ma capacité à mettre en place les conditions, cette fois, intérieures – car les choses sont intimement liées avec la question du sens – du bien-être au travail.
Cela veut dire que je ne travaille pas seulement pour l’entreprise ou pour l’organisation, comme je ne travaille pas seulement pour moi. Mais, parce que je travaille pour l’entreprise ou une organisation, alors, de surcroît, je travaille pour moi. Et, parce que je travaille pour moi, alors, de surcroît, je travaille pour l’entreprise ou l’organisation. Retour à mon lotissement, en travaillant pour ma propre maison, je travaille pour la maison du voisin, je travaille pour le lotissement ; en travaillant pour le lotissement, je travaille pour la maison du voisin, je travaille pour ma propre maison.
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La possibilité de trouver du sens, première composante de la possibilité d’éprouver du bien-être au travail, c’est une dynamique, une dialectique. C’est un dialogue, un échange entre la responsabilité des dirigeantes et des dirigeants – il faut y ajouter, comme déjà dit, les managers – et la responsabilité des collaboratrices et des collaborateurs.
Ce qui revient à l’équipe dirigeante et aux managers, comme nous l’avons vu, c’est de mettre en place les conditions externes de possibilité pour les salariés de trouver du sens au travail et donc d’éprouver du bien-être au travail. Ce qui revient à chacune et à chacun d’entre nous, c’est de mettre en place les conditions internes de possibilité de trouver du sens et d’éprouver du bien-être au travail.
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Incidemment, nous pourrions montrer les points communs qui existent entre le métier d’enseignant et le métier de manager. Comme d’ailleurs, et certains s’y sont essayés, à commencer par Freud, avec le métier de parent. Pour la petite histoire, trois métiers impossibles. Et pour plusieurs raisons. La plus massive : ce n’est jamais exactement cela qu’il aurait fallu faire. Je parle naturellement du point de vue des collaboratrices et des collaborateurs, du point de vue des élèves, du point de vue des enfants...
Jamais contents !
Le point commun, ici qui m’intéresse, concerne à la fois quelque chose de l’ordre de l’empêchement et quelque chose de l’ordre de la cessation.
Empêchement, comme nous l’avons vu pour le métier d’enseignant, de formateur, empêchement à poser une ambition – à tout le moins telle qu’on peut la comprendre ordinairement – pour les jeunes générations. Et cessation, car le but de l’enseignement, le but de la formation, le but de l’apprentissage, c’est bien la cessation de l’enseignement, la cessation de la formation, la cessation de l’apprentissage.
À un moment donné, il faut savoir mettre le clignotant. Il faut savoir s’arrêter. Non pas que tout soit acquis, non pas qu’il ne faille pas apprendre tout au long de la vie. Bien au contraire ! Mais, à un moment donné, stop, c’est bon !
À un moment donné, ce que disait très bien Michel Serre, on ne doit plus demander aux élèves, aux étudiants, aux apprentis, d’obéir, ce qui veut dire suivre ce qui leur est dit. À un moment donné, ils doivent s’autoriser d’eux-mêmes, s’affranchir de ce qu’ils ont appris et même, s’il le faut, nous envoyer balader. J’entends, bien sûr, au niveau symbolique. Faudrait quand même pas confondre autour et alentour !
C’est là la condition pour construire et suivre leurs propres voies, à entendre aussi leurs propres voix. C’est là leur chance pour que, demain, leur génération ne soit pas le reflet de notre propre génération.
Réussir à enseigner ce qu’on ne sait pas
Longtemps je me suis couché de bonne heure », que l’on peut aussi entendre : « Longtemps je me suis couché de bonheur ». Incipit Du côté de chez Swan. Premiers mots du premier tome d’À la Recherche du temps perdu de Marcel Proust. Titre aussi d’une conférence de Roland Barthes sur Marcel Proust où il montre, ce que rapporte Antoine Compagnon, que l’œuvre de Proust n’est ni un Essai, ni un Roman, mais, à proprement parler, rhapsodique, c’est-à-dire quelque chose de cousu.
« L’œuvre se fait comme une robe ; le texte rhapsodique implique un art original comme l’est celui de la couturière : des pièces, des morceaux sont soumis à des croisements, des arrangements, des rappels : une robe n’est pas un patchwork, pas plus que ne l’est La Recherche » (Antoine Compagnon).
Qu’essaie-t-on de faire – lorsqu’on a la chance de faire un métier qui, au moins pour soi, maintenant que l’on sait ce que cela veut dire, fait sens – si ce n’est, au mieux, faire un peu de couture. Que fait l’enseignante ou l’enseignant, comme d’ailleurs la formatrice ou le formateur ? Pour continuer à parler d’où je parle ici, de l’enseignement dit supérieur. Eh bien, justement, peut-être pas enseigner !
Dire que le but de l’enseignement c’est la cessation de l’enseignement, cela aussi peut bousculer pas mal de certitudes.
Que l’on s’entende, il y a bien transmission de quelque chose ; il faut bien qu’il ou elle en connaisse un bout. Appelons cela connaissance. Mais, c’est là la surface. Ce qu’on appellerait le contenu manifeste. Comme dans les rêves, cet infime dont on se souvient. Comprendre – pas facile – que si on ne peut pas enseigner ce qu’on ne connaît pas, on n’enseigne jamais que ce que l’on ne sait pas.
Il me semble en effet – je laisse de côté les connaissances triviales, c’est-à-dire les connaissances assurées avant, comme nous l’avons vu, qu’elles puissent être réfutées – que l’enseignant enseigne, en creux des évidences ou du trivial, justement ce qu’il ne sait pas. C’est là, à ce point de bascule que l’enseignant fait la passe. Dans ce qui n’est pas dit, pas enseigné, car impossible à formuler encore. Encouragement pour l’élève, l’étudiante ou l’étudiant, à se saisir de ce que l’enseignant ne sait pas encore pour s’autoriser à y aller. De là où ils sont, en quelque sorte, restés en plan.
Transmission et continuation d’une pensée en mouvement. Arriver à enseigner ce qu’on ne sait pas. Non pas raconter des histoires, non pas faire semblant de savoir ; mais arriver là où, ayant explicitement partagé tout de ce que l’on sait, s’ouvre, dans l’implicite de ce qui a été transmis, le champ beaucoup plus vaste de tout ce qu’on ne sait pas. C’est là, dans l’impossible à formuler ; c’est là, dans la compréhension que le but de l’enseignement c’est la cessation de l’enseignement ; que doit aller, pour s’en emparer, et réellement commencer à apprendre, l’apprenante ou l’apprenant.
Je te donne ce que je n’ai pas, ce quelque chose qui va au-delà de moi. Au-delà de ce que je sais, au-delà de ce que je suis. Définition pour Lacan de ce que veut dire aimer. Enseigner à ce niveau-là, cela veut dire aimer. Et, ajoute Lacan : « et dont tu ne veux pas ». C’est pourtant là, à cet endroit précis où tu n’auras plus de réponses à tes questions, là où l’enseignante ou l’enseignant s’est arrêté, là où l’enseignement cesse, que celui-ci commence pour de bon. Comprendre que la destination de l’enseignement, comme de toute formation, c’est toujours là où ça arrive.
Voilà pourquoi je dis qu’un enseignant, qu’une enseignante, doit en-saigner. De là à dire : « ceci est mon corps », et pourtant. Un enseignant n’est un enseignant que s’il accepte de mettre un peu de son corps sur la ligne. S’il ne saigne pas un peu quand il enseigne, s’il ne laisse pas un peu de sa peau dans un cours, pour parler comme Deleuze, mais aussi de ce qu’il porte en lui, au plus profond, alors je ne suis pas certain qu’il ait à faire quelque chose dans la salle de classe. Alors, sans dire qu’il ne sert personne ; au risque de desservir tout le monde ; il peut avoir la tentation de tricher. Parfois, il y succombe. Mêmes facilités, mêmes ficelles, mêmes effets, même faire-et-faux-semblants. Si c’est cela, qu’il se taise. Ce qui demande beaucoup de travail, beaucoup d’énergie. Alors, peut-être – comme on le trouve déjà dans l’Apologie de Socrate et le Ménon – parce qu’il est suffisamment assuré de ses connaissances pour savoir qu’il ne sait pas, commencera-t-il seulement à enseigner un peu.
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Qu’est-ce qu’un cours, qu’est-ce qu’un professeur ? se demandait Deleuze.
Éloge de la répétition. Vaste programme, mais pas que ! Un cours, ça se répète. Et ça se répète encore. Et encore. « Un cours, ça veut dire des moments d’inspiration. Sinon, ça ne veut rien dire ! Et si vous voulez avoir cinq minutes, dix minutes d’inspiration, il faut répéter. [...] La préparation en amont du cours, et l’inspiration sur le moment, c’est ça le rôle d’un professeur. »
Réussir, au cœur même de son enseignement ou de sa formation, à déployer une pensée en mouvement. Penser ce qui n’a pas encore été pensé. Réussir à créer des déterritorialisations, « des excavations de la pensée ; des implosions, des explosions ; des constructions, des déconstructions » (Joseph Cohen à propos de Derrida). Rien que d’en parler, ne me dites pas que cela ne donne pas envie.
Tout d’abord, répéter, et répéter encore. Ce qui veut dire préparer, et préparer beaucoup. On ne prépare jamais assez. Après, ajoute Deleuze, il faut se mettre le cours dans la tête et arriver à trouver intéressant, et même passionnant ce qu’on dit. Enfin, il faut avoir hâte d’y être. Ce n’est pas de la vanité. Trouver intéressant ce qu’on dit, cela ne veut pas dire se trouver soi intéressant. Il faut trouver la matière que l’on traite, la matière que l’on brasse, et j’ajouterai que l’on embrasse. Cette matière, il faut la trouver passionnante. « Il faut donc beaucoup travailler pour arriver à un point où l’on va parler des choses avec enthousiasme. »
Et cela ne peut se faire que si l’on porte quelque chose en soi. Que si l’on a, au sens propre du terme, quelque chose à dire et à donner. Quelque chose à mettre en gage.
Avec générosité !
Ce qui fait beaucoup, entre un bon enseignant et un autre enseignant, c’est bien cette capacité à donner quelque chose de soi. « Il faut avoir une grande musique en soi si on veut faire danser la vie » (Nietzsche), si l’on veut, qu’au sortir d’un enseignement, au sortir d’une formation, un élève, un étudiant, puisse être bouleversé. Peut-être pas immédiatement, il ne faut pas demander la lune, mais dans l’après-coup. Quand il aura encaissé, quand il aura digéré l’effondrement de ses « certitudes satisfaites ». Quand il aura « d’abord appris à sentir pour, seulement après, apprendre à penser » (Camus). Quand, devenu un peu moins « étranger au monde qui est le nôtre », il optera pour le difficile pour préférer « la vérité qui dérange à l’illusion qui réconforte » (Nietzsche).
Un cours, un enseignement, et il faut calmer les chevaux, n’est pas destiné à être compris en totalité. Surtout pas même ! Un cours, c’est du magma, de la lave, du mouvement, du musical. « C’est de l’émotion. C’est autant d’émotion que d’intelligence. S’il n’y a pas d’émotion, il n’y a aucun intérêt. » Et comme on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, on ne refait jamais exactement le même cours. « Chaque personne présente va prendre ce qui lui convient. Un mauvais cours est quelque chose qui, à la lettre, ne convient à personne. [...] Il n’est pas question de tout suivre, ni même de tout écouter. Il s’agit de se réveiller à temps pour saisir ce qui vous convient personnellement » (Deleuze).
Dès lors, vous comprendrez qu’un professeur ne doit jamais professer. Qu’une école, je l’ai déjà dit, ne doit jamais faire école.
Métier impossible pour Freud, ou plus beau métier du monde pour tomber dans les poncifs, seule certitude, on ne gagne pas à tous les cours.
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Sans transition, parce que j’y ai fait mention – mais là je ne développerai pas – il en va de même pour le métier de manager, de dirigeant. Le but du management, là aussi, c’est la cessation du management. C’est-à-dire qu’à un moment donné on ne doit plus dire « tu dois faire... », mais on doit arriver à ce point de Lagrange où le dirigeant, où le manager, doit accepter – dans le même temps qu’il reste et qu’il assume la responsabilité de sa fonction de manager – de se faire employé de son employé. Arriver à ce point où il doit pouvoir dire : « Qu’est-ce que je peux faire pour t’aider ? » Quant au métier de parent, je ne vous fais pas un dessin. Tous les parents le savent, il n’est pas toujours facile de penser même arrêter son métier de parent.
La société ouverte et ses ennemis
Avant la cessation du métier d’enseignant, de formateur, de maître d’apprentissage, les écoles, les centres de formation, les universités, là encore, ont à dire. On l’a vu, sur la question du désir – en plus des compétences – sur la vigilance à ne pas se montrer en contradiction avec ce qu’on prétend vouloir enseigner ou transmettre. Ainsi, de l’anonymat. Plus heureux, et là aussi comme nous l’avons vu, sur la compréhension de ce que veut dire trouver du sens dans son travail, mais aussi sur la joie de la tentative et de l’effort, plus que du succès, et la considération qui doit être portée au travail.
Ce qu’ont à dire encore les écoles, les centres de formation et les universités – ce qui veut dire toujours les personnes au sein des écoles, des centres et des universités – c’est qu’il ne faut surtout pas baisser la garde, que se faire avoir – comme on l’a vu et quand il le faut – peut avoir des vertus, mais qu’il faut aussi savoir, lorsque cela est nécessaire, batailler. Et de pied ferme, et pied à pied ! À commencer, et je sais que je ne vais pas me faire que des amis, tous ces mouvements hâtivement regroupés sur ce qui ne sera bientôt plus que du kitsch, le wokisme.
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« J’ai tout fait pour lui ». « J’ai tout fait pour elle ». À entendre aussi : « J’étouffais pour lui » ; « J’étouffais pour elle » – cela marche, ou plutôt cela fait symptôme, aussi, dans la vie privée. Et puis, il y a celles et ceux qui étouffent les autres.
Ce qui vaut pour les Êtres, vaut pour les organisations. À entendre toujours, les hommes et les femmes qui font les organisations. Certaines organisations font de vrais efforts, d’autres, en revanche, ne manquent vraiment pas d’air.
Pour aller à l’essentiel, je tiens le wokisme, tel qu’il s’exprime aujourd’hui, car cela n’a pas toujours été le cas, comme une immense masse brune, quelque chose de l’ordre du fascisant – les mots sont pesés – qui fait rétention de toute lumière jusqu’au moindre rayonnement fossile. Et je tiens les wokers – pour user d’un néologisme – pour des êtres territorialisés, en effondrement gravitationnel sur eux-mêmes. Des êtres seulement soucieux, et c’est bien là tout le sujet, d’emporter les autres dans les tourments de leurs pensées. Parfois, dans leur délire. Les adeptes de cette nouvelle secte, adeptes de la seule volonté de détruire le lotissement, adeptes plus encore de se détruire, expression de la volonté du néant, ne s’opposent pas seulement à l’enseignement – dont la vertu, par le don de soi, est de faire ouverture, comme nous l’avons vu, au plus haut, au non-enseigné – ils sont l’anti-enseignement absolu.
Face à l’enseignement, et tout particulièrement quand il s’agit d’enseigner, comme nous l’avons vu, peut-être le plus important, ce je-ne-sais-quoi et presque-rien, cet inutile pourtant tellement utile, mais aussi le doute, la fragilité (et j’y reviendrai) ; face au tutoiement des sommets de ce que l’on ne connait pas, on assiste à l’émergence de mouvements qui, eux, vous disent ce qui doit être. Des mouvements qui vous disent que tout est plié et qu’il faut vous y plier. Des mouvements qui tentent de mettre à mal les libertés – certes imparfaites, parfois floues, parfois même mal-foutues – pour imposer un mode de vie carcéral : celui de la pensée unique, si tant est que l’on puisse encore appeler ça de la pensée. Une pensée unique, première brique, et définition pour Karl Popper, de l’état totalitaire de la société.
« Nous vivons dans un monde où le wokisme, la cancel culture, c’est-à-dire la culture de l’annulation, et tout le tintouin [ça, c’est moi qui l’ajoute], peut vous tomber dessus et vous dit : vous n’avez pas le droit de dire ça » (Claude Mahluret). Police de la pensée et révisionnisme du passé. Suspension d’un présent sans éclairage du passé. Sans capacité aucune de penser, pour le panser avant qu’il ne soit cassé, le futur.
Pauvres wokers ! Usage abusif de la parole, course à l’échalotte de la provocation, quand on aime finalement ne parler que de soi et s’écouter parler. Quand hypnotisé, par paresse ou incompétence, par son propre moi, et qu’on se veut le préempteur d’une histoire, sa seule histoire, sa seule petite maison. Être gouverné par l’oralité, par l’imaginaire que le dire c’est faire, par l’hystérie d’un discours quand penser avoir dit suffit pour se convaincre que cela est. Mieux, que l’hiver a toujours été.
À l’initial, pourtant, le wokisme – du verbe anglais to wake, se réveiller – est un mouvement positif. Et même, une très belle chose. Son objet : rendre compte de l’éveil des Noirs face au racisme et aux discriminations, aux problèmes liés à la justice sociale et à l’égalité raciale et, par extension, à la capacité à s’engager activement contre la discrimination et les inégalités (Michel Wieviorka).
Là où les choses se gâtent, là où les choses dérapent, « c’est lorsque l’on observe la montée d’une intolérance à l’égard d’opinions opposées, un muselage de la liberté d’expression », par ce que Pascale Clark dénonce comme l’arrivée programmée des Lacombe Lucien de bac à sable. Quand on ne cherche plus à convaincre que l’écume à la bouche... Au nom de quoi ? De la liberté d’expression ?
« Ce qui a pu se traduire par des statues déboulonnées, des conférences universitaires annulées, des responsables démis de leurs fonctions, et la mise au ban de l’espace public des personnalités dont un propos, ou une action, a été considéré comme offensant à l’égard des minorités » (Assma Maad).
Remarquons, petite incise, que nous aussi nous cotisons à la cancel culture. À notre niveau certes, quand, par exemple, à l’université, nous cédons et abandonnons l’enseignement de certaines langues : sanscrit, grec, latin, araméen.
Nul !
Comment dès lors, expression de la sagesse, développer une pensée qui se méfie de la pensée ? Comment, refus du ressentiment, être actif plutôt que réactif ? Comment favoriser les forces vitales et retrouver l’unité perdue ? Faire ou refaire union, et déjà du corps social.
Pour Deleuze et Guattari, sur l’exemple d’Auschwitz : « Il n’y a pas lieu de croire que nous ne pouvons plus penser après Auschwitz, et que nous sommes tous responsables du nazisme. » Mais, et il faut l’entendre, « demeure un sentiment formulé avec incandescence par Primo Levi : la honte d’être un homme. Chacun est, non pas responsable, mais souillé par le nazisme. Il y a bien catastrophe, mais la catastrophe consiste en ceci que la société des frères ou des amis est passée par une telle épreuve qu’ils ne peuvent plus se regarder l’un l’autre, ou chacun soi-même, sans une fatigue, peut-être une méfiance » (François Dosse).
« Ce sentiment de honte est un des plus puissants motifs de la philosophie. Nous ne sommes pas responsables des victimes, mais devant les victimes » (Deleuze, Guattari).
Wokisme, racialisme, nous pourrions y ajouter l’islamo-gauchisme, mêmes leurres, mêmes faux-combats. Il conviendrait d’ailleurs de parler d’islamismo-gauchisme, car ce n’est jamais une religion qui pose problème, ce sont ces excès. Pour autant, et parce qu’il en a été question dans une actualité récente, il ne faut pas interdire les recherches menées au sein des écoles et des universités sur ces mouvements. Sans compter que la prohibition de la recherche, je demande à voir, la liberté académique, quoi qu’on en dise, dans ses vicissitudes, recèle plus de trésors que de scories.
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Il n’y a plus, aujourd’hui en France, de débat. Vrai pour Internet, vrai pour les radios, vrai pour les télévisions. « Les nouvelles habitudes d’écoute : l’image qui dévore ; les flux d’information qui ruinent toute hiérarchie, repoussent les interdits, engendrent fantasmes et réécriture de l’histoire » (Pierre-Louis Basse).
Il faut d’abord vouloir et même apprendre à problématiser, et seulement après, vouloir solutionner ; gage, dans cet ordre-là, du savoir-résoudre. À tout le moins, car il faut beaucoup de modestie, tenter d’apporter les moins mauvaises solutions. Plaidoyer de Bernard Crétin. Le but du débat ne doit pas être « de chercher un consensus, ou une position partagée par les participantes et les participants, mais d’essayer d’aboutir à une compréhension commune de la question posée dans le débat. »
C’est là d’ailleurs un des objets de l’enseignement dit supérieur. Illustration de l’opposition absolue, une fois encore, entre le wokisme et l’enseignement. Dans un champ, un domaine : poser le problème, éclairer une situation, pénétrer une question, proposer des modes de pensées autres, encourager le déplacement du regard, approfondir les arguments, faire mourir les fausses-théories à notre place, pour faire place alors au savoir-résoudre.
Pour illustration, les débats confisqués, au moment de la commémoration du bicentenaire de la mort de Napoléon. Par qui ? Par des petits napoléons, pardi ! Des petits napoléons qui veulent notre repentance. Notre repentance au nom de ce nouvel Empire : le politiquement correct, et qui, pour imposer leur idéologie et leur représentation du monde jettent à bas, pour les détruire, les statues.
Je ne vais pas tourner autour du tombeau de Napoléon : commémorer le bicentenaire de la mort de Napoléon faisait évidence. Commémorer ne veut pas dire célébrer. Les mots ont un sens. Moins encore vénérer. Mais, ne pas le faire eut été – un peu de passé antérieur dans ce monde de brute – une faute. Une faute contre la Nation.
Bien sûr, et patin couffin, il faut regarder Napoléon avec lucidité. Dans son génie, dans sa complexité. Dans ses actions aussi. Pour certaines extrêmement brillantes, pour d’autres très contestables, pour d’autres encore, tout à fait détestables, inexcusables !
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Je reviens, même si je ne l’ai pas vraiment quitté, au wokisme. Menaces exagérées d’une idéologie liberticide qui récuse tout pluralisme ? Risques réels d’une dictature des minorités qui introduit précisément ce qu’elle prétend combattre ? Lorsqu’on finit par vouloir laver plus woke que woke, lorsque la conviction remplace la démonstration, on ouvre à la fermeture des esprits. « Quand l’immédiateté prévaut ; quand la posture l’emporte ; quand la complexité est niée » (Édouard Philippe) ; ne reste plus que la censure, souvent l’auto-censure, le renforcement de l’entre-soi, le clivage, la fracture, la disqualification des personnes selon leur genre, la couleur de leur peau, leurs origines géographiques et sociales.
Pour Karl Popper, dont j’ai fait mention ci-dessus, dans La Société ouverte et ses ennemis, les mouvements – nécessairement politiques en toute fin – qui procèdent de la méthode d’édification utopiste, finissent toujours par faire de la terre un enfer en voulant créer un paradis.
« J’appelle société fermée la société pour qui le groupe est tout et l’individu n’est rien ; et société ouverte une société définie par la centralité et l’autonomie de la personne, avec sa faculté de décision, au sens grec du terme de discernement et de jugement. [...] Socrate, champion de la société ouverte, fut le premier à penser, à dire et à engager chacun à se respecter les uns les autres » (Karl Popper).
Pour Karl Popper, la vocation principale de l’action politique – cela vaut pour la transition écologique, et cela doit nous appeler à beaucoup de modestie – est de soulager la souffrance humaine. Et non de se perdre dans la démesure toute-puissante et utopique de vouloir le bonheur. Ou, pire, car alors toujours totalitaire, de vouloir le fabriquer.
À chaque génération de cesser d’espérer pour vouloir !
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J’ai déjà parlé, à deux reprises, de ce que j’appelle la pensée melliflue. Le wokisme en est un des piliers. Autre pilier, la médiocrité. Et là, pour s’en dépatouiller, il faut vouloir renoncer.
« Médiocre ! », la pire peut-être des annotations en marge des copies d’élèves et qu’il faudrait pourtant proscrire. Dans son autre acception, le médiocre montre ce qu’il veut cacher, les satisfactions brutales de celui qui ose tout, l’orgueil et le mépris du donneur de leçons, la crainte de son incompétence et, d’abord, d’avoir à rendre des comptes.
Sérum au venin de la médiocrité, la capacité à renoncer. Et déjà, aux plaisirs à bon marché. Non pour le plaisir à bon marché du renoncement, mais, pour conquérir d’autres plaisirs, plus intéressants parce que plus complexes.
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Renoncement premier : renoncer au regard de l’Autre. Cet Autre que toutes et tous nous nous sommes construits. Cet Autre que nous nous sommes inventés à nous-mêmes. Sans surprise, un regard de l’Autre qui n’est jamais que le déplacement du premier regard : le regard des parents, à tout le moins de ceux avec qui nous étions alors. Regard-déplacement de nous à nous en quelque sorte. Regard-déplacement plus tard d’une génération à une autre... Regard-déplacement de notre inconscient. Un inconscient, en toutes fins, que nous devons faire advenir pour nous en protéger.
Renoncement deuxième : renoncer à faire vengeance. Comme à vouloir – et il y aurait de quoi, un vrai temps plein – répondre aux disqualifications et injustices. Renoncer à faire vengeance aussi parce que la vengeance fait toujours écho à une autre vengeance. Une vengeance archaïque, tue, rentrée, déniée, la vengeance jamais éclose vis-à-vis de l’Autre, de cet Autre que nous nous sommes pourtant, ou justement, construits et inventés à nous-mêmes. Une vengeance mort-née, remisée au fin fond de nos dénis, ces faux-maîtres et faux-prophètes à la fois à chasser de notre propre demeure.
Renoncement troisième : renoncer à la toute-puissance. Renoncer au fantasme de toute-puissance, c’est renoncer à vouloir faire plier l’Autre – toujours cette même histoire de cet Autre à soi – et des choses à ses desseins. Toujours cette même histoire de la génération qui précède à la génération qui suit.
Autres renoncements : renoncer à la morale ou, plus exactement, à ce qu’il y ait une morale. Penser qu’il puisse y avoir, en fin de compte, une justice. Penser que l’on se retrouve toujours deux fois. C’est tout ? Évidemment non ! Évidence que porte les personnages d’Humiliés et offensés : le jugement dernier, ça n’existe pas ! Évidence que portent les personnages de L’Idiot. Ce roman qui se termine sur l’échec total du Prince Mychkine, un être fondamentalement bon.
Au lieu de cela « la médiocratie nous incite de toute part à sommeiller dans la pensée, à considérer comme inévitable ce qui se révèle inacceptable et nécessaire ce qui est révoltant » (Alain Deneault).
Surtout, ne rien dire des détournements, des torsions de la loi, des petits arrangements. Et toujours cet entre-soi. Pour son profit, pour son organisation, pour sa propre maison, pour sa petite chambre – ça m’est revenu comme ça ! Pour se sauver d’avoir à endosser ses vraies responsabilités. Pour se sauver d’avoir à faire, mais aussi affaire à. Faire apparence d’un ordre. Un ordre ? Tu parles. Un écran de fumée, oui ! Un écran de fumée à un désordre qui, lui, n’est pas sans noms.
L’enseignement, et donc les enseignantes, les enseignants, les formatrices, les formateurs, doivent faire résistance. Imposer en face des salves des wokistes, et pour cap à suivre, celui d’un enseignement mesuré, emprunt du doute, mais aussi de la fragilité, un doute et une fragilité qu’il faut aussi enseigner.
C’est du Gandhi, je sais. De la non-violence en face de la violence !
Ce que nous devons faire pour les générations qui viennent
Ce qu’il faudrait, c’est en finir avec nos certitudes qui sont autant d’interdictions à ce que les nouvelles générations nous échappent.
Ce qu’il faudrait, c’est que les générations qui viennent fassent effraction, cassent nos jouets, détruisent nos certitudes à coup de doutes.
Ce qu’il faudrait, donc, c’est que celles et ceux qui viennent s’autorisent à douter ; qu’ils passent au tamis du doute tout objet de connaissance, tout jugement.
Ce qu’il faudrait, c’est en finir aussi avec ce que je pourrais appeler le paradoxe du doute quand, dans les organisations, dans les entreprises – mais cela vaut tout autant pour un État – les femmes et les hommes réclament de celles et de ceux qui les dirigent des certitudes.
« Je doute donc je pense, je pense donc je suis » (Descartes). Rien de bien nouveau, sauf à dire que le doute, ici, est à l’origine peut-être de la seule vraie certitude. Et qu’importe si, sans doute emporté par son élan, Descartes ajoute : « Je suis, donc Dieu est ». Ce qui, pour le coup, pourrait instruire un gros doute.
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Corolaire du doute, la fragilité. Notre intégrité physique et mentale n’est pas une assurance qualité. La souffrance, mais aussi la possibilité pour chacune et chacun de se briser net, physiquement, psychologiquement, sont parties de notre être. Aussi, et avant tout, devons-nous apprendre à faire accueil à notre fragilité.
Pour autant, qu’on ne nous raconte pas d’histoires. Un peu comme cette idée qu’il n’y a pas, in fine, de morale à tout ça. Non, notre fragilité – comme sa reconnaissance – n’est pas toujours une force. Arrêtons avec ce qui n’est que du baratin. Arrêtons, dès que nous semblons nous détourner de notre fantasme de toute-puissance, de n’avoir de cesse d’y revenir. Non, ce n’est pas vrai, ce qui ne nous tue pas ne nous rend pas toujours plus forts. La résilience, c’est pas donnée à tout le monde. Ça aussi, ce n’est pas vrai ! Et tant pis pour Nietzsche ! Bien souvent, au contraire, cela nous rend plus fragiles encore. Parfois même, cela finit par nous briser.
Qui a dit nous sommes tous nietzschéens ?
Bien sûr, le monde n’est pas dans la tendresse. Pour l’essentiel, et on en a déjà parlé, on a affaire à un monde qui ne connaît qu’une seule loi, la seule Loi du plus fort. Un monde sans pitié. Vae victis, comme on l’a déjà croisé, c’est-à-dire malheur aux vaincus ! Obsession de l’image, obsession du paraître ! Quelle ânerie !
Au-delà, cela dessine toute l’ambition, mais aussi toutes les limites des écoles, des centres de formation et des universités, ce que nous devons arriver à faire avec les nouvelles générations, et parce que nous devons sortir par le haut, c’est cheminer ensemble, dans le respect inconditionnel de ce qu’elles sont et aspirent à être, c’est réussir à faire alliance.
Jamais les jeunes n’ont eu autant besoin
de mobiliser de la confiance et de l’espoir
Ce que nous devons faire, c’est aider les jeunes à se construire, ce que nous avons appelé à être. Ce que nous devons faire, c’est leur donner des clés de lecture du monde, ce qui ne veut jamais dire des éléments de réponse. Ils prennent ou ils ne prennent pas. Ce n’est déjà plus notre histoire.
Ce que nous devons faire, c’est leur permettre de « s’orienter au travers notamment un système élémentaire de polarités intellectuelles affectivement et normativement chargées » (Deleuze, cité par Charles Soulier), ce qui ne veut jamais dire présupposer de leurs orientations.
Ce que nous devons faire, et c’est peut-être le plus important, c’est encore et toujours leur faire confiance. Jamais les jeunes n’ont eu autant besoin de mobiliser de la confiance. Jamais les jeunes n’ont eu autant besoin de mobiliser de l’espoir.
Ce que nous devons faire, c’est les encourager à penser librement. À nous désobéir, mais à obéir à la vie, condition à la capacité à inventer, à créer, à entreprendre.
Ce que nous devons faire, c’est bien encourager les nouvelles générations à douter. Et d’abord de nous. Méthodiquement !
Ce que nous devons faire, c’est faire qu’ils s’autorisent d’eux-mêmes pour que, demain – dans une articulation réussie entre la théorie et le sentiment ; entre la raison, l’émotion, l’insolence de leur jeunesse, l’intensité et la véhémence qui les animent – ils puissent contribuer, bien mieux que nous avons su le faire, à inventer un monde plus juste, plus pacifique, plus responsable. Pour tout dire, plus durable. Plus résilient aussi, admettons.
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J’ai parlé de la cessation des enseignements, et puisque j’ai parlé des dirigeantes et des dirigeants des écoles et des universités, je veux ici souligner toute leur importance ou, plus exactement, toute l’importance que peut avoir un enseignant, un formateur, un professeur, sur la vie des élèves, sur la vie des étudiantes et des étudiants, sur la vie des apprentis. « Un enseignant peut changer la vie d’une personne. Peu de gens ont ce pouvoir. Il peut être un allumeur de réverbères. Comme il peut être un éteignoir » (Stéphane Laporte).
Pour poursuivre sur cette idée, en filigrane de cet ouvrage et que je veux centrale – au cœur même du métier d’enseignant ou de formateur – de ce que j’appelle la cessation des enseignements, cela exige un prérequis. Un prérequis qui pourrait s’apparenter à enfoncer une porte ouverte si celui-ci n’avait, malheureusement, rien d’une évidence.
Parce qu’avant de penser à cesser les enseignements, encore faut-il que les enseignements aient pu se faire. Encore faut-il, et par définition, que les élèves, que les étudiantes et les étudiants aient eu accès à ces mêmes enseignements. Et là, j’y inclus le primaire, le collège, les écoles dites grandes, les centres de formation, et les universités.
Qu’est-ce que je veux dire par-là ? Que plutôt que de vouloir faire des réformes, qui ne sont jamais le plus souvent que des réformes des réformes – quand faire et défaire c’est toujours faire croire que l’on fait, ce qui ne veut pas dire que toutes les réformes soient inutiles – il y a une urgence absolue.
Cette urgence absolue, cette capacité à aller là où nous sommes attendus, sur le terrain du difficile, mais de l’exaltant, c’est de mettre en place ce que j’appelle les conditions de sécurité sur le chemin des apprentissages (enseignement, formation...).
Ce que j’appelle le chemin des apprentissages, c’est au sens le plus large. Cela part de chez soi, au sein même de sa famille – parce que faudrait pas croire, mais l’enseignement, la formation, n’y sont pas toujours les bienvenus – et puis, c’est au-dehors de chez soi, dans la cage d’escalier, dans la cité, sur le chemin de l’école, du lycée, de l’université, que cela soit à pied ou dans les transports. Le chemin des apprentissages, c’est aussi la cour de récréation, les halls, les salles de classe, les amphis... Personne ne peut apprendre s’il n’est pas en sécurité psychologique et physique, et s’il ne se sent pas soutenu en tous lieux et sur ce même chemin. Personne ne peut apprendre, et cela fait aussi partie de ce que j’appelle la sécurité sur le chemin des apprentissages, s’il se trouve en situation de vie précaire. Stress, solitude, dépression ; et, pour les cas les plus extrêmes, lorsqu’apparaissent des pathologies psychiatriques déjà sous-jacentes – je pense à la bipolarité, à la schizophrénie, mais pas que.
Si j’étais ministre de...
Ce qui doit faire clé de voûte, et ce qui aujourd’hui n’est pas fait – cela tient, pour le principal, en 5 points.
Assurer la sécurité sur le chemin des apprentissages, des enseignements, des formations, pour les élèves, les apprentis, les étudiantes et les étudiants ;
Assurer la sécurité des formatrices, des formateurs, des enseignantes et des enseignants ;
Mettre en cohérence et aligner les équipes – écoles, centres de formation, et universités – et mettre en place les conditions efficaces d’un travail sur l’intégrité et l’éthique de responsabilité ;
Travailler sur ce qui est peut-être la grande affaire de notre temps si l’on veut rassembler les morceaux aujourd’hui épars de notre tapisserie commune et faire union sociale, l’inclusion ;
Répondre à la transition écologique, mais aussi à la transition économique et sociétale, par la transition de l’enseignement supérieur.
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(1) Ne plus laisser aucun moment de répit, aucun moment de silence au harcèlement scolaire, dans le primaire et au collège, aux violences sexuelles au lycée et dans le supérieur. Ce qui veut dire – et je n’oublie pas les autres éléments constitutifs de ce que j’ai appelé la sécurité sur le chemin des apprentissages, dont des conditions de vie étudiante décentes – que la priorité des priorités, c’est la lutte implacable contre toute forme de harcèlement et de violence scolaire et la lutte implacable contre toutes les formes de VSS.
(2) Parler de la sécurité sur le chemin des apprentissages, c’est aussi, comme nous l’avons vu, parler de la sécurité des enseignantes et des enseignants, des formatrices et des formateurs. Ne pas parler de la sécurité de ceux qui enseignent, de ceux qui forment, ce serait, comme ce personnage de Dickens, jeter avec la main gauche par-dessus l’épaule droite toutes les questions embarrassantes. Pour illustration, les caricatures, témoins non négociables de notre démocratie, quand elles font irruption du religieux dans l’école, interrogent.
Le thème n’est pas facile. Il demande à poser le cadre. Au plus important, rendre hommage à Samuel Paty, professeur d’histoire-géographie, assassiné pour avoir consacré un cours à la liberté d’expression. Assassiné pour avoir voulu le plus haut : « aiguiser l’esprit critique de ses élèves, leur apprendre à argumenter, dans la plus pure tradition des Lumières » (Nicolas Delessale). Superbe et terrible ambition que portait déjà Proudhon, cité par Jaurès à la Chambre des députés, le 13 novembre 1906, qui voulait, grâce à l’enseignement, que viennent converger « sur la tête de l’enfant tous les rayons de l’esprit humain, de telle sorte qu’il puisse choisir. »
Aussi, et si nous ne devions garder qu’un seul paragraphe de cette contribution, c’est celui-ci que je vous demande de conserver. Quel est mon propos ? Revenir à ce que veut dire une éducation laïque, dont on trouverait les premiers fondements chez Platon, Aristote, Descartes, Leibniz, Condorcet, Kant...
Sans vouloir sanctuariser l’école, je parle ici pour le primaire, le collège et le lycée, celle-ci doit être couverte, c’est-à-dire protégée extérieurement et intérieurement de la religion et du politique.
Pour Catherine Kintzler, philosophe : « Appliquer la laïcité à l’intégralité de l’espace scolaire, c’est soutenir que l’école est une institution productrice de liberté : les élèves, au départ, ne sont pas des libertés constituées, mais des libertés en voie de devenir. On ne vient pas à l’école pour consommer, ni même pour jouir de son droit, on vient à l’école, pour s’auto-constituer comme sujet. »
Pour autant, remarquons que cela n’exclut en aucune façon l’enseignement du fait religieux à l’école qui, lui, s’inscrit dans le socle commun de connaissances, de compétences – vous voyez que je ne les rejette en rien – et de culture, clé de lecture du monde contemporain.
Au cœur du vivre-ensemble, « le combat pour la laïcité est un combat pour l’école » (Jaurès).
Parce que cela fait actualité, une incise. Le combat contre l’abaya, n’est pas un cœur de débat, pour ne pas dire un faux-débat. L’important, et je sais que je peux choquer, ce n’est pas l’abaya ou pas, l’important c’est que les élèves se conforment aux exigences que requièrent les enseignements. Cours de gym, tout le monde en tenue de sport ! Cours de natation, tout le monde en tenue de natation ! C’est là qu’il faut tenir.
J’ai parlé là de l’école, primaire, collège et lycée. Pour ce qu’on appelle le supérieur, les choses sont un peu différentes. En effet, dans les établissements d’enseignement supérieur, le port des signes religieux – et donc le port du voile, du foulard, du turban, d’une croix visible, de la kippa, etc. – est autorisé. Pour être tout à fait précis, dans les établissements d’enseignement supérieur, porter des signes religieux, à la condition que le visage ne soit pas dissimulé, est autorisé. La loi d’octobre 2010 prévoit l’interdiction de la dissimulation du visage dans l’espace public. En revanche, c’est là une évidence, tout prosélytisme, provocation ou discrimination, est interdit. Le service public de l’enseignement supérieur est laïque et indépendant de toute emprise. Que celle-ci soit politique, économique, religieuse ou idéologique. Aussi, et la position que je porte ne peut pas être plus précise, la prière – sauf à ce que celle-ci soit intérieure à la personne et donc invisible au regard de l’autre – est prohibée. Comme on dit, ce n’est pas le lieu ! Pour faire résumé, dans le supérieur, les signes religieux, oui. La prière, non !
(3) Une fois cela mis en place – ce qui n’empêche pas le en même temps – le travail sur l’éthique et l’intégrité. Un travail sur l’éthique et l’intégrité dont nous avons vu qu’il ne peut être fait qu’à la condition, non seulement, que celles et ceux qui portent ces valeurs pour les transmettre soient eux-mêmes des exemples de probité, mais aussi que les organisations auxquelles ils appartiennent soient composées de personnes de même qualité. Que toutes et tous soient ce qu’ils font, que toutes et tous soient ce qu’ils disent. En finir avec le valuewashing !
Si nous ne travaillons pas sur l’éthique, si nous ne travaillons pas sur l’intégrité, alors tout le reste, tous les jolis cours, tous ces beaux enseignements, toutes ces belles formations, sur tel ou tel sujet, sur telle ou telle option, sur telle ou telle spécialisation, les écoles et les universités peuvent bien se les garder, cela n’a aucun sens !
(4) Mettre toute son énergie au service de l’inclusion pour ne laisser personne au bord de la route, de l’enseignement, de l’apprentissage, de l’emploi. Inclure celles et ceux qui, justement, ne sont pas inclus, c’est leur donner accès au monde des possibles. L’inclusion, c’est peut-être la plus grande affaire et responsabilité de notre temps. Et avant le climat, ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas agir là-dessus. Mais qu’on arrête, le premier vivant, et une fois encore quand on parle du vivant et de la Planète, et cela ne retire rien à l’amour que l’on peut et que l’on doit porter aux animaux, aux plantes, aux champignons, voire aux bactéries – du moins pour certaines d’entre elles... – le premier vivant, c’est l’autre.
Ce qu’il faut faire, c’est agir très concrètement. Et pourquoi pas, avoir recours au législatif – ce n’est pas un gros mot – pour faire passer dans la loi, par exemple, puisque l’on avance souvent que comme ça, l’obligation pour les universités, les centres de formation, et les écoles dites grandes et alors là elles se montreraient vraiment grandes, d’avoir des antennes, mieux, des extensions de leurs campus, mais cette fois dans les cités. Aller à la rencontre, au sens propre du terme, des jeunes pour les convaincre qu’ils peuvent faire une école, pour les convaincre qu’ils peuvent aller à l’université, pour les convaincre qu’ils peuvent intégrer un centre de formation. Et déjà, parce que c’est la clé de tout, leur donner envie. Envie d’avoir envie, cela n’a rien de Tennessee. Envie d’une formation, envie d’un apprentissage, envie d’un métier.
Les campus à l’étranger, à Singapour, au Brésil, en Amérique du Nord... c’est très bien, et il ne faut rien lâcher. Mais, à un moment donné, si l’on veut arrêter de reproduire du même de génération en génération, il faut cesser de faire ce qui revient toujours quelque part à de l’entre-soi et remettre les choses dans le bon ordre. En finir, une fois pour toutes, avec tous ces discours désincarnés sur l’inclusion ! Des discours aussi minables que toutes ces pseudo-actions qui ne servent jamais qu’à cocher une case et qui ne sont jamais – permettez-moi ce néologisme – que de l’incluwashing.
Association d’idées, puisqu’il est question d’inclusion, l’écriture inclusive qui, je l’admets, n’a pas exactement à voir ni même peut-être sa place ici. Mais parlons-en, au moins très brièvement. Un paragraphe, promis, pas plus. Ma position sur l’écriture inclusive est on ne peut plus claire. Je suis tout à fait défavorable aux marques de l’écriture inclusive (graphie double genrée à l’aide de points ou points médians). En revanche, je suis pour, même si je ne le fais pas toujours, à commencer dans cet écrit – et foin des iels, ils sauront trouver leur place et ajouter leur genre – pour utiliser le féminin et le masculin lorsque ceux-ci désignent des personnes. Exemples : « Collaboratrices et collaborateurs » ; « Étudiantes et étudiants » ; « À toutes et à tous » ; « Chacune et chacun ». Et s’il vous chaut pour les sujets de mettre d’abord le masculin avant le féminin, grand bien vous fasse.
Et qu’on ne me casse pas les pieds – comme si un ministre de, ne pouvait pas dire ça – la question est tout sauf de savoir si on peut être optimiste ou pas. Ce n’est pas le sujet. Le vouloir-vivre aveugle et aveuglant est charmant. Mais, pour utiliser un terme technique, on s’en fout. Parce qu’il n’est vraiment pas certain qu’être optimiste comme d’ailleurs adopter la posture inverse et être pessimiste soit le plus efficace. Érigé en posture, l’optimisme, comme le pessimisme d’ailleurs, peut être dévastateur lorsqu’il fait excuse à agir.
Ce qu’il faut, c’est être le plus objectif possible. C’est essayer de voir le monde tel qu’il est. Véritablement ! C’est prendre appui sur des faits, sur des preuves. Du tangible ! De la « concretude » aurait dit une amie. Ce qui s’oppose, pour Schopenhauer, à la vision optimiste d’un équilibre toujours trouvable. Paradoxalement, c’est pour dire, « ce serait chez les plus critiques vis-à-vis du monde et de la vie qu’on trouverait leurs plus grands défenseurs, et chez les béats de la vie et du monde les plus dangereux acteurs » (Louis Ucciani, La philosophie comme art de la raison).
Énoncer que le monde peut être vu comme mauvais, lorsque tel est le cas, ce n’est pas renoncer à voir ce qui est beau, c’est être pleinement conscient de sa fragilité, c’est vouloir le protéger et poser les préoccupations éthico-écologiques à la hauteur de nos enjeux.
(5) Réussir la transition de l’enseignement supérieur, cela couvre plusieurs volets.
Ainsi, pour répondre à l’urgence de la transition écologique, parce que nous nous plaçons là du point de vue des écoles, des centres de formation et des universités, et que nous sommes donc une partie de la solution, nous devons contribuer à renverser la table si nous ne voulons pas que le monde se renverse.
Tout est dit ! Répondre par la formation et la recherche à l’urgence de la transition écologique, mais aussi sociale, sociétale et économique, par la transition même de l’enseignement supérieur. Transition du supérieur qui appelle et ouvre à une autre transition tout aussi indispensable, la transition intérieure des étudiantes et des étudiants. Je n’omets pas, déjà – dans la série, balayons aussi devant notre porte – notre propre transition.
Plus précis, qu’est-ce que cela veut dire la transition de l’enseignement supérieur. Pour illustration, cela veut dire qu’en plus des enseignements classiques et des enseignements basés sur l’expérimentation, nous devons être les inventeurs d’une nouvelle forme de pédagogie. Une nouvelle pédagogie qui prend corps à l’exacte rupture de l’expérience, la pédagogie par les émotions.
Plus concrètement, la pédagogie par les émotions, cela veut dire travailler sur les troubles, les équilibres éphémères. Cela veut dire travailler nos vulnérabilités. Accepter de se faire surprendre. « Réunir le vital tel qu’il est vécu en nous et le vivant tel qu’il est expliqué par la science. [...] La science qui nous rappelle que nous sommes au monde et que nous ne vivons pas simplement dans les apparences » (Paul-Antoine Miquel). Dès lors, pouvoir penser notre rapport et responsabilité au monde.
Comprendre que les émotions, cela fait condition à « l’ouverture au monde » (Sartre), « au mouvement, à l’action » (Alain). Plus précis, à toute « rationalité pratique » (Damasio). Comprendre que ce sont les émotions qui originent et ordonnent quelque chose de l’ordre du désir. Ouverture aux choix et engagements de notre être-dans-le-monde.
« La pensée n’est mise en mouvement que par un choc, une émotion » (Deleuze). Alors seulement, dans la continuité d’une première dynamique affect-émotion, libre de toute volonté, s’organise une deuxième dynamique, celle qui conduit du sentiment et de la prise de conscience individuelle dans son entièreté à l’émoi collectif (Gilbert Simondon). L’émotion ne dit pas « je » (Deleuze). Ou plutôt, pas seulement « je ». Elle fait tension entre un intérieur et un extérieur. Entre moi et moi, mais aussi entre moi et les autres. Profondeur et ouverture, à la fois en soi, et hors de soi.
C’est sur cette dialectique, ce pouvoir d’être affecté individuellement, et puissance collective à venir, que nous devons, dès à présent, travailler avec les élèves, les apprentis, les étudiantes et les étudiants – ce qui veut dire, et les mots sont pesés, inventer de nouvelles formes de pédagogie – pour leur permettre, demain, dans les entreprises et les organisations, d’effectuer de vraies différences, dans la cohérence et l’alignement de ce qu’ils sont et de ce qu’ils portent.
La transition de l’enseignement supérieur, c’est aussi et sans doute d’abord, à côté des compétences dont, une fois encore, je dis bien qu’il ne faut rien lâcher, nous réconcilier avec le droit de désirer. Toucher au goût d’apprendre tout au long de la vie, au goût d’apprendre à apprendre.
Si j’éprouve naturellement beaucoup de sympathie pour les élèves, pour les étudiantes et les étudiants en formation initiale, j’éprouve un vrai respect pour les hommes et les femmes qui suivent des programmes en formation continue. Que ceux-ci soient diplômants ou non.
Soyons clairs. Je ne dis pas que la formation initiale est donnée à tout le monde. Je ne dis pas non plus, et je ne dirai jamais que les étudiantes et les étudiants dans les universités, que les élèves dans les écoles, dans les centres de formation, n’ont pas de vrais mérites. Je dis même l’exact contraire. Mais il me semble – et pardon si cela peut blesser – que nous nous situons-là dans une certaine normalité. Appelons cela, l’ordre des choses. Les étudiantes et les étudiants, les élèves en formation initiale, sont inscrits dans une trajectoire, dans une logique façonnée par leur parcours. Des parcours, certes, plus ou moins rectilignes, parfois même bien bousculés. Mais ils ont, le plus souvent, quelques cartes en mains. De leur travail et de leur volonté, de leur talent, de la chance (il en faut aussi un peu, parfois beaucoup), de leur environnement (souvent déterminant), dépend la poursuite plus ou moins linéaire de leurs études.
Pour autant, et vous l’avez compris, je mets, mais vraiment, un cran au-dessus les mérites des participantes et des participants inscrits dans des programmes de formation continue. Reprendre des études, ce n’est pas rien. C’est préférer le difficile de la remise en cause à la fausse facilité du statu quo. Parce que c’est accepter d’aller du côté où l’on pense le plus, là on est vraiment dans la pesée entre la taverne et le travail.
Tous les participants inscrits dans un programme de formation continue éprouvent peu ou prou cette inquiétude et cette étrangeté de revenir, parfois très longtemps après leurs études, en salle de classe (qu’importe que cette salle, désormais, soit physique ou virtuelle) ; une salle de classe chargée d’affects, de souvenirs et, pour certains d’entre eux, il faut le dire, pas toujours très, très heureux.
Une fois cette inquiétude dépassée, une fois cette étrangeté maîtrisée, une fois acceptée cette opportunité de suivre une formation, les participantes et les participants font l’expérience d’une double joie.
Apprendre – il n’est pas de plus grande joie – mais aussi la joie de se voir apprendre. C’est là une expérience rare qui échappe aux élèves, aux étudiantes et aux étudiants en formation initiale – pour qui apprendre, finalement, n’a rien de véritablement exceptionnel. C’est là une expérience à laquelle seuls peuvent accéder les participantes et les participants en formation continue. Le diplôme, s’il s’agit naturellement d’une formation diplômante, peut être un objectif – autrement dit un plus. Mais, plus important : apprendre, apprendre, et apprendre encore. Là, pour le coup, ce qui compte, c’est bien plus le chemin que le but.
Les hommes et les femmes engagés dans une telle aventure font alors cette très belle expérience d’accéder aux portes de l’épistémologie. À entendre, comme le voulait déjà Bachelard – qui s’y connaît en formation continue, lui qui a commencé comme surnuméraire des Postes et des Télégraphes – l’expérience d’une pensée vivante. Une pensée au travail qui, désormais, dans leurs relations aux autres, va les accompagner tout au long des évènements inattendus de leur activité professionnelle.
La transition de l’enseignement supérieur touche aussi à la nécessité de se muscler intellectuellement.
« Ce n’est pas au moment où le dirigeant agit et doit justifier ses actes qu’il va faire étalage de tous ses savoirs, mais, s’il agissait sans assise culturelle, sans musculature intellectuelle, il courrait le danger de commettre des fautes, de sombrer dans l’opportunisme, voire de devenir un charlatan » (Karl Popper).
Ce qui vaut pour un dirigeant vaut pour l’ensemble des femmes et des hommes qui font l’entreprise. Toutes et tous – comme l’écrivait Loïck Roche dans Le manager, le migrant et le philosophe[2] – doivent être en amitié, sans s’y subordonner, sans s’y territorialiser, sans s’y perdre bien sûr, avec ce qu’on pourrait appeler la référence culturelle.
Être en amitié avec une référence culturelle, cela veut dire être en amitié avec ce qui nous parle. Ce quelque chose avec lequel nous pouvons construire des ponts avec des situations que nous rencontrons dans notre vie professionnelle. Exactement comme Helmut Schmidt – l’ancien Chancelier de la République fédérale d’Allemagne – pouvait prendre appui sur des philosophes (Kant, Nietzsche, Popper), au moment de prendre des décisions très difficiles.
Dépourvu de références culturelles, le risque est de ne plus agir que par paresse où, sous l’effet de peurs, de pressions de l’environnement, pire, du politiquement correct, de ne plus savoir que dupliquer de fausses recettes de faux prophètes.
C’est là un véritable enjeu. D’où la nécessité de remettre ce qui est aujourd’hui considéré comme inutile – quelle honte ! – dans les enseignements et qu’on appelle les humanités.
Qu’il s’agisse de références, philosophiques, littéraires ; et ne pas craindre d’y ajouter des références scientifiques, artistiques, musicales, sportives, etc. Qu’il s’agisse de clés pour lire le monde – clés de la géopolitique, de la géoéconomie, de l’interculturel, etc. – les élèves, les étudiantes, les étudiants, à défaut de posséder toutes les références, toutes les clés, doivent apprivoiser, s’en défaire ou faire leurs celles qui vont leur parler.
La transition de l’enseignement supérieur, c’est comprendre que l’enseignement, que la recherche, que la formation, sont des biens communs. Que l’enseignement, que la recherche, que la formation, ne peuvent pas être cantonnés aux seules écoles et universités. Cela appelle à faire des écoles, des universités, des lieux ouverts. Cette idée n’est pas neuve. Mais elle a été oubliée.
Cette idée, c’est celle du Centre Universitaire Expérimental de Vincennes, une sorte d’Anti-Sorbonne créée en 1969 et qui deviendra l’Université Paris 8. À sa création et les quelque 10 années qui vont suivre, dans les séminaires où interviendront Deleuze, Derrida, Foucault, mais aussi Lacan, François Châtelet ou Hélène Cixous, vous pouviez voir les étudiants inscrits à leurs cours, mais aussi – et dans la même salle – au sens propre du terme, l’homme et la femme de la rue.
Avec les technologies modernes qui permettent à des milliers de personnes de se connecter à une salle de cours où est délivré un enseignement, on doit, pour les cours qui en valent la peine naturellement, ouvrir ces mêmes enseignements à toutes et à tous.
Le concept d’école ouverte ou d’université ouverte se démarque de l’université populaire comme du Collège de France. Là, dans mon concept d’école ouverte – à entendre dans le supérieur – les enseignements ne sont pas calibrés spécialement pour les hommes et les femmes de la rue, ils sont préparés pour les élèves, pour les étudiantes et les étudiants « régulièrement inscrits », et ils sont également ouverts aux autres publics. Comme ils sont donc aussi ouverts, et par définition, aux autres maisons du lotissement de l’enseignement supérieur français. Ce que je réussis de bien dans ma propre maison école, ma maison université, ou ma maison centre de formation, à commencer par ma production en termes d’enseignement, de formation, eh bien je le mets à disposition des autres écoles, des autres centres de formation, des autres universités. Si l’on peut éviter d’avoir sans cesse à réinventer la poudre, nous pourrons peut-être un jour mettre toute notre énergie pour contribuer à un monde plus pacifié.
Remarquons que nous aurions pu parler du lotissement Europe, mais, pour cela, on attendra un peu.
La transition de l’enseignement supérieur, enfin, même si tout n’est pas là, c’est – en parfaite conformité avec la Théorie du Lotissement – une remise à plat des règles liées à la compétition des écoles entre elles, des universités entre elles, des écoles et des universités entre elles. La seule compétition qui vaille, je l’ai répété, je l’ai martelé, c’est la compétitivité de l’enseignement supérieur de la France à l’échelle internationale. Tout le reste, on s’en fiche. Surtout, il faut s’en défier. À l’exception de quelques points susceptibles de créer une saine émulation – comme nous l’avons vu, emprunt à Kant et au biomimétisme, les arbres, pour pousser hauts et droits, se contraignent positivement – c’est, le plus souvent, tout à fait destructeur.
Non, ce qu’il nous faut, si l’on veut pour de vrai donner leur chance aux nouvelles générations, donner sa chance à la Planète et au vivant, c’est faire nôtre ce que Loïck Roche, il y aura bientôt 10 ans, dans une fonction de lanceur d’alerte, a développé dans La Théorie du Lotissement.
Qu’est-ce que nous risquons si nous réussissons ?
Comment réussir une transition écologique heureuse ? Loin des idéologies et affects d’aventuriers à la recherche de la nature perdue. À même distance, bien sûr, de ceux qui n’y croient pas, parce qu’ils ne veulent pas voir, parce ce qu’ils ne veulent pas entendre. Renoncer aux seules annonces du clap de fin de notre Planète qui n’en finit pas de finir, mais aussi, et bien sûr, aux circulez y’a rien à voir !
Ce que je veux dire, c’est qu’au-delà de la question que doivent se poser les nouvelles générations : « Qu’est-ce que nous risquons si nous échouons ? » – question qui a bien aussi des avantages – doit être posée une autre question : « Qu’est-ce que nous risquons si nous réussissons ? » Retournement de la pensée qui, soit dit en passant, vaut dans d’autres domaines et interrogations. Des interrogations collectives ou plus personnelles.
Je vais laisser de côté la première question. Les réponses, nous les connaissons. « Raréfaction et pollution des sols, dégradation de la biodiversité, menaces climatiques, inégalités d’accès à l’eau potable, catastrophes naturelles, insécurité alimentaire... Crise écologique, sociale et politique sans précédent, peut-être même un effondrement systémique » (Nathan Ben Kemoun, Valérie Guillard, L’État du Management). Bref, on va tous mourir ! Ce qui d’ailleurs n’est pas tout à fait faux.
La deuxième question m’intéresse, au moins autant, car elle pose en creux ce à quoi les nouvelles générations qui nous suivent devront renoncer pour réussir. Si la première question pose le problème de la perte collective, la seconde pose le problème de la perte individuelle. Cette perte-là, indispensable à consentir – il n’est pas de gain collectif qui ne commence par des formes de renoncement individuel – va demander à chacune et à chacun, non seulement des efforts, mais des efforts qui, pour être librement consentis et donc réels et sérieux, à la hauteur des enjeux et défis de la lutte contre le réchauffement climatique, devront être aimés.
Il n’y a pas là angélisme. Je sais bien que l’on ne vit pas dans les nuages. Merci ! Qu’on ne glisse pas sur les arcs-en-ciel. Qu’il nous faut rester ancrés aux régions sublunaires. Là encore, merci ! Il n’empêche, comme toutes celles et tous ceux qui nous suivent possèdent des pépites d’or dans les poches, toutes et tous vont devoir faire ce que nous, nous n’avons pas su faire – du moins suffisamment – accepter de les fondre dans le collectif lotissement dont ils sont désormais les dépositaires. Et, loin des Bisounours – ils ne seront jamais Touchanceux, Toucâlin, Toumagique, habitants heureux du lotissement de Bisouville – si celles et ceux qui viennent après nous sont capables d’unir leurs desseins et destins, ils pourront faire d’un combat que l’on disait perdu – ou pire qui ne pourrait ou ne devait pas être mené – une utopie concrète.
Cette utopie concrète c’est réussir à transformer l’économie dans une direction socialement plus juste et écologiquement soutenable. Cette utopie concrète, c’est réussir à faire émerger une nouvelle civilisation de solidarité et de liberté, réconciliée avec le vivant – pour faire emprunt à Dorothée Browaeys.
Comme tout labyrinthe a son issue, on peut, sans OGN, créer ses trèfles à quatre feuilles. Courber l’espace-temps d’une histoire, hier subie, pour une histoire, demain, conçue (Hegel). Dès lors, ce n’est plus la perspective et la menace de la fin de la Planète qui est niée ou agitée mais sa possible continuation et durabilité.
Les Albatros
La Théorie du Lotissement inscrit les hommes et les organisations dans le long terme, dans la durabilité. Parce qu’elle ouvre de nouveaux territoires de solidarité, de bienveillance, d’ouverture aux autres, mais aussi d’engagement, de courage, de responsabilité, elle s’inscrit dans un monde ouvert, un monde, legs aux nouvelles générations, qu’il leur appartiendra de contribuer à inventer.
La Théorie du Lotissement impose de partager de nouvelles valeurs et règles de vie, ouverture et socle commun au bien-vivre ensemble. Dès lors, il nous appartient de tout mettre en œuvre pour laisser passer les nouvelles générations. À elles de transvaluer, c’est-à-dire de réviser dans leur totalité nos anciennes formes de pensée. Aux valeurs négatives, hostiles à la vie, là où il faut bien le dire nos générations se sont trop souvent enfermées, parfois même pour s’y complaire, et se comporter trop souvent encore comme un loup pour l’homme, quand tous les coups semblaient permis, voire étaient parfois valorisées, à elles, aux générations qui viennent d’hanter nos tempêtes. À elles de s’emparer de la Théorie du Lotissement. À elles de poser des valeurs affirmatives, incandescentes, qui exaltent la vie.
Pour qu’il y ait économie collaborative – c’est aussi en cela que la Théorie du Lotissement fait introduction à la Paix économique – pour qu’il y ait économie de partage, pour qu’il y ait solidarité, pour qu’il y ait plein emploi, pour qu’il y ait redistribution, pour qu’il y ait commerce équitable, pour qu’il y ait liberté d’entreprendre, si nous voulons porter attention à ce que nous allons laisser aux générations futures, si nous voulons nous situer dans la transmission et non dans l’immédiat profit, pour tout dire accepter que la génération qui vient ne soit pas, peut-être pour la première fois depuis l’humanité – même si une fois encore, je lui trouve l’excuse des Lumières – le simple reflet de la génération qui l’a précédée, il faut que la Théorie du Lotissement opère.
Si nous ne voulons pas que les nouvelles générations, demain, se radicalisent, succombent aux tentations des extrêmes, nous devons leur donner leur chance, ce qui veut dire aussi, après avoir cheminé à leurs côtés, les laisser vivre, savoir nous retirer, et même dare-dare.
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La Théorie du Lotissement, je vous l’ai dit, est une théorie ambitieuse, exigeante, mais exaltante. Une théorie qui demande de nous réveiller spirituellement. Une théorie qui demande d’agir non pas conformément au devoir, mais par devoir, sans autre finalité que de répondre à cet ordre moral et impératif catégorique que nous a légué Kant.
Dans nos relations à toutes et à tous, que celles-ci soient privées ou professionnelles, la Théorie du Lotissement doit devenir une pratique, une énergie, une joie. Tout aimer et ne rien envier ! Jusqu’à accepter de se faire avoir. Et après. Si cela peut créer de la valeur pour le bien commun. Si cela peut faire exemple ; et qui sait, demain, ruissellement.
Clé de voûte du bien-vivre ensemble, clé pour réussir le monde de demain, la Théorie du Lotissement – parce qu’elle encourage en lieu et place de la guerre économique, la paix économique, en lieu et place des rapports de force, la force des rapports, en lieu et place des destins individuels, la cocréation, la coévolution, la co-croissance ; et oui je ne suis pas pour la décroissance – dessine un vrai projet de société nouvelle, un vrai projet politique dans la nécessité d’une solidarité sans faille entre toutes et tous, jusqu’à la Planète et le vivant.
Partout où existent des hommes et des femmes de bonne volonté, partout où nous sommes en devoir, non plus de reproduire du même de génération à génération, mais de leur dire qui nous étions et puis, une fois encore, d’apprendre à nous taire, pour ne pas dire de la fermer.
Avec pour seul viatique, de la confiance et de l’espoir, à elles, aux générations qui viennent de retisser du sens commun à l’intérieur de nos différents lotissements.
À elles de travailler à faire union sociale pour permettre à chacune et à chacun – comme le prochain qui passe – d’exercer un travail vivant, premier et plus sûr rempart à la désolation et folie des hommes.
À elles de visualiser le futur, pour créer et lancer de nouvelles lignes de vie, opérer de nouvelles puissances, éprouver de la joie, et porter au plus haut les valeurs de la République : des valeurs d’ouverture, d’attention aux autres, des valeurs d’engagement, de courage, de responsabilité.
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À eux, vastes oiseaux des mers, de déployer leurs ailes de géant. À eux de jouer. Quitte à se jouer de nous. À eux de faire tellement mieux. À eux d’inspirer celles et ceux qui les entourent, ce qui veut dire aussi nous inspirer. À eux de faire en sorte, par ce qu’ils sont, que les générations qui les suivront puissent croire en eux comme le modèle vivant d’un but très précis, sans autre justification que de s’imposer à lui-même, qu’ils sauront leur communiquer, chaque jour, à leur manière.
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[1] L. Roche, (2015), La Théorie du Lotissement, Éditions des PUG.
[2] L. Roche, (2000), Le manager, le migrant et le philosophe, Éditions des PUG.



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