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Des clics et du trash - Quand on montre jamais autant que ce qu'on veut cacher... sur les réseaux sociaux

  • lroche1240
  • 18 juin
  • 16 min de lecture

Dernière mise à jour : 21 juin



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Des clics et du trash

Quand on ne montre jamais autant que ce qu’on veut cacher

 

Si justifier des raisons pour lesquelles le Père Noël plaît aux enfants, comme des raisons qui ont poussé les adultes à l'inventer (Lévi-Strauss), est utile ; pouvoir renoncer aux plaisirs des apparences, lorsque celles-ci se font illusions, i.e. réalité de l'objet d'un désir (Freud), est essentiel.

 

Nous connaissons l’allégorie de la Caverne de Platon. Des hommes y vivent. Des femmes y vivent. Sans doute enchaînés. Ils n’ont jamais vu le soleil et ne connaissent du monde que les ombres projetées sur une paroi par un feu allumé derrière eux.

Pour combien en va-t-il de même ?

 

Comme il n’y a pas de fumée sans feu, dans cette caverne des temps modernes – il faut imaginer une caverne hyperconnectée, connexion internet illimitée et tout le toutim – derrière les flammes du trash, terreau de nombreux sites, un trash nourri et entretenu à dessein, et où le pire n’est jamais sûr, on trouve une main. Et foin des IA qui ne sont jamais que notre propre prolongement, une main qui ne peut être dite qu’humaine. La main de ceux, la main de celles, qui maintiennent des hommes, des femmes, prisonniers volontaires. Puis, addicts, pris dans les filets de la dépendance et de la fascination (qui n'est jamais qu’un savant mélange d’attractions et de répulsions), prisonniers, mais cette fois involontaires, des apparences.

Pour combien en va-t-il de même ?

 

Non pour atténuer mon propos mais parce que cela me semble juste, si parmi les démiurges marionnettistes du trash qui s’agitent et circulent quotidiennement hors de la caverne – gardiens de la caverne en quelque sorte, parés des protections ignifuges que procure l’art de la manipulation – certains peuvent travestir la réalité et utiliser leurs prisonniers followers comme variable d’ajustement pour pousser les feux de leur ambition cynique – et, nous le verrons, perverse – c’est peut-être aussi parce qu’il y a bien des avantages pour les victimes, à l’initial au moins consentantes, à ne pas se libérer de leurs fers et sortir de la caverne. Sortir de la caverne, se défaire des raies des apparences, cela veut dire affronter le difficile. Cela veut dire préférer sa table de travail à la taverne (Leibniz). Oui, il est aussi bien des conforts à se satisfaire des apparences, plus encore lorsque docilité et passivité se trouvent récompensées au ruissellement d’un jouir par procuration.

Pour combien en va-t-il de même ?

 

*

 

Que montre-t-on, que l’on soit auteur, que l’on soit autrice, dans la production de contenus trash ? Que montre-t-on, que l’on soit consommateur, que l’on soit consommatrice de ces mêmes contenus ? Sans doute jamais autant que ce qu’on veut cacher !

Charme d’un plan à trois – il est bien des plaisirs, quant aux deux acteurs : « Je produis du contenu » pour l’un ; et « Je consomme du contenu » pour l’autre ; parce qu’il faut bien que la mayonnaise prenne – il faut ajouter les outils technologiques et donc le ou les concepteurs de ces mêmes outils. Concepteurs et conceptrices, vous en conviendrez, sans qui rien – du moins de tout cela et sous cette forme – n’aurait été possible.

 

Mais commençons par le commencement. Qu’est-ce que cela veut dire lorsque l’on dit qu’on ne montre jamais autant ce qu’on veut cacher ? Et bien, pour vous faire toucher du doigt ce que cela veut dire, imaginer une personne qui, après vingt ans de mariage – ou de pacs, ou de relations suivies, si vous préférez, mais gardez bien en tête cette idée d’un temps long et ensemble – rentre un soir un peu tard chez elle. Ajoutons, pour que le tableau soit complet, un bouquet de fleurs à la main, répétant à son conjoint ou à sa conjointe qu’elle l’aime, qu’elle l’aime, mais alors si vous saviez comme elle l’aime. Raccourci saisissant : « L’Être est ce qu’il cache, un misérable petit tas de secrets » (Malraux).

Pour combien en va-t-il de même ?

 

Autres illustrations ? Elles sont légion ! Ce que Pierre Rey (Une Saison chez Lacan) appelait les délirants du tout-va-bien. De celles et de ceux qui peuvent vous dire : « Je vais bien, je vais bien... à en mourir », et ce, juste avant... – vous l’avez deviné – de se donner la mort. Ces mêmes délirants du tout-va-bien, comme je l’avais montré dans Le Rire de la Joconde, Essai sur le suicide, qui, là aussi, juste avant de passer à l’acte, arborent un petit sourire, le sourire de la Joconde. Ou, encore, comme le rapporte Catherine Kolko (ch. Tout va bien, in Le Livre de chair) quand le corps parle – quand le corps somatise – « pour dire l’évidence d’une vérité totalement méconnue du patient, dont il n’a pas les mots pour la dire, pas d’espace pour la penser ». Refus de l’obstacle, cette inclinaison pour le semblant – « mi-dire d’une vérité qu’on ne croit pas si bien dire, cette façon de faire tenir le réel par un certain dispositif de jouissance » (Paul-Laurent Assoun). Un réel qui « est ce qui est strictement impensable » ; un réel qu’on n’atteint pas ; un réel, et là on n’est plus dans le mi-dire, « inaccessible » ; un réel « qui ne cesse pas de ne pas s’écrire » (Lacan).

 

    *

 

Alors, que nous montrent nos trois acteurs qu’ils veulent tellement cacher ? Sans vous refaire le coup de la poule et de l’œuf où rien n’est moins sûr, et même si je suis plus certain de savoir qui de la veste ou du mouton a précédé l’autre, je vais commencer par le consommateur, par la consommatrice, de contenus trash, autrement dit, de contenus – je vous la fais courte, car chacune, car chacun, voit bien de quoi il en retourne – qui véhiculent des images violentes, des images de haine, des images sexuelles ou, plutôt, pornographiques, et où les degrés du glauque et même de l’insupportable semblent bien sans limites.

 

La première chose que le consommateur, que la consommatrice, montre à voir, la plus évidente, elle est là, massive, c’est une pulsion. On pouvait s’y attendre, une pulsion de voir. Un voir qui, si on tire le fil, peut se faire voyeurisme. La distinction n’est pas mince. Il y a une excitation au voyeurisme. Là où le voir peut porter l’excuse de la curiosité, même si celle-ci a bon dos, l’excitation du voyeur tient dans le fait qu’il pourrait être vu, qu’il pourrait être surpris en train de voir. Autre excitation pour le voyeur – et là on croise avec cette idée, fil rouge à cet écrit, qu’on ne montre jamais autant que ce qu’on veut cacher – vouloir en montrer autant que ce qu’on lui en montre. Bref, vous l’avez anticipé, comme « l’hystérique est une esclave qui cherche un maître sur qui régner » (Lacan), il y a, chez le voyeur, quelque chose de l’exhibitionnisme. Et cela n’a rien de paradoxal !

 

Bien sûr, on ne saurait réduire les consommateurs, les consommatrices, de contenus trash, à des voyeurs hystériques en mal d’exhibitionnisme. Quoique ! Comme l’enfant se pose en s’opposant, ce qui lui permet d’expérimenter, de faire autrement que ce qu’on lui dit de faire, les consommateurs, les consommatrices, de contenus trash – et cela est tout particulièrement vrai des adolescents, des adolescentes – par cette utilisation le plus souvent cachée, parfois honteuse, montrent un désir d’expérimentation, quand ce n’est pas un désir de reconnaissance et, déjà, de leur entourage ou communauté. Plus pernicieux, quand cela relève de leur peur d’affronter le vide, et qu’ils vont se fabriquer ce qui est tout sauf de la vacuité, mais de la détresse, du manque à vivre.

 

Le hic – c’est là un euphémisme – comme le montre Angélique Gozlan, docteure en psychopathologie et psychanalyste, parce que les contenus trash sidèrent, parce qu’ils anesthésient, c’est que cela va nuire à la construction normale de fantasmes mais aussi à l’estime de soi, comme ces adolescents qui n’arrivent plus à accepter leur propre image et vont vouloir se tourner – ce qui est un peu tôt en regard des affres à venir de la vieillesse – vers la chirurgie esthétique. Surtout, cela peut aller jusqu’à se fondre dans la radicalisation d’idéologies et ne plus penser en propre. « L’image, considérée à l’unanimité comme choquante, issue de la prise photographique ou vidéo, souvent sur le vif, retranscrit toujours une situation qui ne laisse aucune place à l’imaginaire. Dans ce cas, elle [passe pour « le vrai »], sans voile, dans tout ce qu’il peut avoir de terrifiant : attentat, situation de migration, accident de la route, guerre [...] Issue d’une violence extrême, elle flirte avec la mort, que tout individu tente de refouler » (A. Gozlan, L’impact des images trash, cairn.info).

 

    *

 

Après nos moutons, les consommateurs, les consommatrices, passons à la veste, les auteurs, les autrices de ces contenus trash. Que nous montrent ces apprentis-Parques, tissant ou plutôt coupant les fils de la vie, qu’ils veulent si bien cacher ?

 

Sans doute, pour partie d’entre eux, pour partie d’entre elles, peut-on formuler l’hypothèse – et comme nous avons vu qu’il y avait chez le voyeur quelque chose de l’exhibitionnisme – que, s’ils montrent, c’est qu’ils aimeraient en voir (au moins) autant. Oui, comme chez tout voyeur il y a un côté exhibitionniste à tout le moins latent, chez tout exhibitionniste, il y a un voyeur là aussi à tout le moins latent.

Petite incise, ou autres plaisirs dès lors qu’ils sont partagés par des adultes consentants, par association d’idées, ce qui est vrai dans le lien voyeur-exhibitionniste est vrai aussi pour les liens entre sadisme et masochisme. Oui, il y a dans tout sadique un masochiste qui s’ignore (ou pas) et, en tout masochiste, un sadique qui s’ignore (ou pas). Ce qui ouvre bien des horizons (ou pas) !

 

Pour autant, et on pourrait le regretter car au moins seraient-ils moins nombreux, celles et ceux qui mettent ligne des contenus trash ne le font pas par seul souci de leurs équilibres névrotiques. Équilibres névrotiques d’ailleurs nullement mis en danger, car ces individus, pour la plupart, et nous y reviendrons, peuvent être dits pervers. Ce que montrent donc ces personnes, c’est bien autre chose. Les auteurs, les autrices, de contenus trash, qu’ils agissent seuls ou en meute, le font le plus souvent pour une visée toujours bien précise : l’assouvissement de leurs fantasmes les plus vils ; l’argent ; la volonté de déstabiliser (ce peut être une personne, ce peut être un régime) ; le complotisme et la propagation de fake news ; l’endoctrinement...

 

Bref, ces individus sont en guerre, et mènent une guerre. Une guerre où, par essence, il n’est pas de convention de Genève qui vaille, mais où tous les coups sont permis. Ainsi, pour ce qui suit, de cette focale de la propagation trash de chez trash dès lors qu’il s’agit de la propagation d’idées antisémites, c’est-à-dire de cette haine envers les Juifs en tant que collectivité.

 

Aux origines du mal

 

Qu’est-ce qui s’y joue ? Qu’est-ce qui s’y forge ?

On connaît René Girard et sa théorie du bouc émissaire, une expression empruntée à la Bible qui désigne une victime expiatoire qui paie pour les autres, comme jadis on chargeait un bouc de tous les péchés du monde avant de l’en éloigner en le chassant dans le désert.

 

À l’origine de toute violence, il y a, explique Girard, le désir mimétique. Un désir mimétique d’autant plus fort que nous sommes en période de crise. Le désir mimétique, c’est désirer ce que l’autre désire et désirer ce qu’il possède. Pour Girard, on ne désire jamais en effet que ce que l’autre convoite ou possède déjà. Effet domino, un troisième, puis un quatrième va désirer la même chose. Déni de ce désir mimétique, des hommes, des femmes – tristes représentants du genre humain – vont, comme l’explique Girard, et c’est ce qu’ils montrent et qu’ils veulent si bien cacher, se trouver un bouc émissaire, le plus souvent une communauté qui va expier pour toutes les autres.

 

Je pourrais continuer avec Girard qui montre que le choix du bouc émissaire n’a rien du hasard. À la fois, proche du groupe pour qu’un lien cathartique puisse s’établir et, à la fois, suffisamment distant pour éviter que l’on se sente trop concerné... Voilà aussi ce que montrent les auteurs, les autrices, de contenus antisémites.

 

Joli terrain de jeux et, plus généralement – mais pas que – des prédateurs psychologiques : les pervers narcissiques. De celles et de ceux qui présentent une tendance – une tendance, ici, mise en acte – à faire du mal aux autres et à manipuler ceux et celles qui les entourent, sans être eux-mêmes affectés, sans empathie aucune ou sentiment de culpabilité (A. Bensaïd, littlebigthings.fr). De celles et ceux qui, là aussi, sans doute, pour poursuivre avec Andréa Bensaïd, montrent ce qu’ils veulent si bien cacher, quelque chose de leur enfance. « Un mécanisme de défense inconscient qui s’est développé pour faire barrage à des conflits intérieurs, à un état dépressif latent ou à des traumatismes issus d’abus, de violences ou de périodes difficiles [...] Autrement dit, l’enfant édifie autour de son psychisme une bulle qui certes le protège contre les abus du monde extérieur, mais qui tend, par la même occasion, à gommer toute empathie et à nier toute vie émotionnelle [...] le plus souvent, au sein de familles dysfonctionnelles... »

Bref, quelque chose qui, quoi qu’on en dise, ne fera jamais excuse. Enfance, ou pas, comme le rapporte Deleuze, reprenant les Propos de M. de Charlus au narrateur d’À la recherche du temps perdu : « Mais on s’en fiche bien de sa vieille grand-mère, hein ? petite fripouille ! »

 

    *

 

Après nos moutons, les consommateurs et les consommatrices de contenus trash, après la veste, les producteurs et les productrices de ces mêmes contenus, restent celles et ceux qui ont permis sur le métier à tisser le développement des technologies. Un développement sans quoi rien n’aurait été possible. À tout le moins, pas sous ces formes.

 

Ces concepteurs, ces conceptrices, on pourrait les dire apprentis-sorciers, dépassés en quelque sorte par leur invention. Et d’ailleurs, sans doute – comme les tous premiers chercheurs sur la fission nucléaire n’avaient pas (du moins pas tous) nécessairement anticipé le développement de l’énergie nucléaire puis des armes nucléaires – ces concepteurs et ces conceptrices n’ont-ils sans doute pas grand-chose à se reprocher.

Pour autant, l’usage qui est fait aujourd’hui des outils à disposition peut être dit, pour partie du moins, pervers.

 

La perversion, j’ai déjà utilisé ce terme ci-dessus et à plusieurs reprises, peut être définie – pour partie du moins de la définition – comme la capacité à faire faire à des personnes des choses contraires à leur conscience. À tout le moins – car on ne saurait comme l’a dit Fichte, présupposer de la bonté des hommes (il parlait là du genre humain) ou, comme a pu le dire Kant, son aîné de quelques années : « Dans un bois aussi courbe que celui dont est fait l’homme, on ne peut rien tailler de tout à fait droit » – à donner libre cours à leurs penchants les plus vils.

 

Ainsi de l’anonymat !

 

Posons les choses. Je ne parle pas ici de l’anonymat utile. Au plus haut, l’anonymat du don. Au plus évident, la protection de la vie privée. Aux plus incontournables, l’expression anonyme dans un pays non démocratique ; le partage d’expériences traumatisantes, plus facile sous couvert d’anonymat qu’à nom découvert. Autre cas, le refus du jeu médiatique, de la mise en scène de soi, qui peut pousser des auteurs à garder l’anonymat. Parce qu’ils sont célèbres, Montesquieu, quand il publie – sans nom d’auteur, à Amsterdam, pour échapper à la censure – Les Lettres persanes. Avant lui, Descartes, dont la devise était « Larvatus prodeo » (hâtivement traduite : Je m’avance masqué).

 

Non, l’anonymat dont je parle, l’anonymat que j’exècre, c’est l’anonymat des lâches, l’anonymat des salauds. Cet anonymat dont l’intention est bien de nuire, parfois de détruire, mais toujours de tuer – au moins symboliquement. Casseurs cagoulés, pas seulement d’ailleurs sur les sites et réseaux sociaux – même si là on touche à l’excellence – mais dans la rue, les entreprises, dans les immeubles. Partout où, sous couvert de fausses-bonnes raisons qu’ils se donnent toujours, s’exprime leur trop-plein de haine. Les lâches, avant tout lâches quant à leur passion d’être, avant tout lâches pour avoir cédé sur leur désir (Lacan), pour se sauver de l’effondrement, pour ne pas sombrer dans le néant, vont vouloir détruire un autre, vont vouloir détruire une autre. Jusqu’à une communauté ! Souvent – et c’est aussi cela qu’ils montrent en voulant le cacher – celui ou celle qui représente leur Idéal du Moi, celui ou celle qu’ils auraient aimé être.

 

Rumeurs, disqualifications, inventions de toutes pièces, autres joyeusetés – et je fais léger.

Passivité et agressivité. Refus d’agir en face-à-face. Tendance au mensonge, au chaos. Sentiment d’impunité. Sadiques ? Oui, et là il n’y a pas consentement, si l’on considère le plaisir qu’ils en retirent à faire du mal, à se venger de la vie. À vouloir se soigner de leur autodestruction par la destruction des autres. Mais aussi pervers – j’y reviens toujours quand il s’agit, là encore, de montrer ce qu’on veut cacher – quand ils jouissent de la souffrance morale qu’ils infligent aux autres, pour autre partie de la définition de la perversion.

 

Dans le même mouvement du voyeur-exhibitionniste ou du masochiste-sadique, l’anonyme – vous l’avez deviné – ne rêve que d’une chose, agir à visage découvert. Plus précis, jouir de l’excitation au risque et désir – ici encore – d’être reconnu. « Ce que veut le lâche, c’est de la reconnaissance pour avoir ourdit une cabale, pour avoir travesti la réalité [...] Une reconnaissance qui le grandirait un peu, le ferait apparaître – et d’abord à lui-même – moins minable [...] Une reconnaissance qui lui dirait que sa lâcheté, finalement, n’est pas lâcheté – absolution à son angoisse inconsciente à avoir à rendre des comptes » (Internet at large). Et, d’abord à soi !

 

Un point encore, ce lâche et salaud qui agit de façon anonyme n’agit que rarement seul. J’ai parlé, ci-dessus, de meute. Seul, son action n’aurait pas d’effet. Même les histoires de corbeaux ont besoin de fabulistes. D’autres lâches, d’autres salauds – plus exécrables encore si c’est possible – vont reprendre leurs lâchetés, les encourager, parfois les guider. Pour rétribution ? Un Je-ne-sais-quoi ; jamais un Presque-rien.

 

    *

 

« Les réseaux sociaux ont donné le droit de parole à des légions d'imbéciles qui, auparavant, ne discutaient qu’au bar après un verre de vin sans causer de tort à la collectivité. On les faisait taire. Aujourd'hui, ils ont le même droit de parole qu'un prix Nobel. C'est l'invasion des imbéciles. » (U. Eco)

 

Umberto Eco ne s’était pas arrêté là. « La télévision a promu l'idiot du village, auquel le spectateur se sentait supérieur. Le drame d'Internet, c'est qu'il est en train de faire de l'idiot du village un porteur de vérité. » 

« Le discours de haine, avec sa spirale d'insultes qui s'autoalimente tout en se propageant dans l'espace numérique, emporte tout sur son passage. Quiconque essaie de créer un compte ou un forum dans l'espoir d'y favoriser les échanges d'idées se retrouve au contraire submergé par un torrent de fiel » (rts.ch).

 

Quand on ne cherche plus à convaincre que l’écume à la bouche… Au nom de quoi ? De la liberté d’expression ? Ce dont nous mettait déjà en garde Kant, dans Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique : « L’homme est un animal qui, lorsqu’il vit parmi d’autres membres de son espèce, a besoin d’un maître. Car il abuse à coup sûr de sa liberté à l’égard de ses semblables. »

 

Taillis d’opinions – en lieu et place d’une culture devenu hors champ voire cancel culture – qui pullulent sur la réalité humaine, selon la jolie formule de Rüdiger Safranski, philosophe et écrivain allemand. Taillis d’opinions qui signent l’arrêt de la pensée, nous assistons à ce que Pascale Clark, sur France 2, dénonçait comme « l’arrivée éventuelle, mais déjà programmée, des Lacombe Lucien de bac à sable ».

 

Aux origines du monde

 

Et maintenant, tout cela dit, comment regagner de la liberté. Une liberté dont Pierre Rey rappelle qu’elle est au prix de l’ex-clusion. « On ne peut é-clore que lorsqu’on est éjecté de ce qui est clos » ?

Comment casser la spirale, véritable trou noir, du trash. Un trash tout autant protéiforme, impossible à saisir dans son entièreté. Aussi, n’avons-nous pas d’autre choix que de s’y attaquer, que de le miner, que de le couper, petit à petit, branche pourrie par branche pourrie. « Ce qu’on ne peut atteindre en volant, on peut [peut-être] l’atteindre en boitant » (Rückert).

 

Comme j’avais pris l’exemple de l’antisémitisme, si l’on veut casser la spirale de l’antisémitisme, il faudrait réussir à casser le cercle vicieux que décrit Girard et réussir à désirer par nous-mêmes sans référence aux désirs des autres. Or l’école aujourd’hui, et c’est tout ce que je dénonce depuis plusieurs années maintenant, ne permet pas – ou seulement très difficilement – l’expression du désir de chacune et de chacun à commencer par l’expression de son désir professionnel : Quel métier je voudrais exercer plus tard ? Dans notre système éducatif, on privilégie l’orientation à l’information, le besoin de la Nation au désir des jeunes. Pour tout dire le court terme au long terme. L’ici et maintenant du politique à la durée qui, elle, enseignement de Bergson, sera toujours comptable d’un passé qui, justement, ne passe pas. L’école de la confiance, pour reprendre ce joli terme, ce doit être d’abord et avant tout l’école du faire confiance aux jeunes et à ce qu’ils ont de plus précieux, la reconnaissance et l’expression de leurs désirs.

 

À cette condition mais aussi à notre capacité immédiate à passer aux actes et, ainsi, à confisquer le monopole de l’action aujourd’hui détenu par les antisémites pour nous réapproprier une vraie capacité à agir en lieu et place des seuls paroles et rassemblements, aussi importants et nécessaires soient-ils – la morale et l’éthique ne sont malheureusement pas des énoncés performatifs – alors pourrons-nous voir briller, dans la nuit noire qui nous oppresse, une petite étoile. Cette petite main de petite fille, comme dans Le songe d’un homme ridicule (Dostoïevski), qui nous appelle au secours, qui nous dit qu’on n’est pas devenu « rien ».

 

Autre action à mettre en place, réinstaurer une place et les conditions de sa mise en œuvre au débat.

Il n’y a plus, en effet, aujourd’hui en France, de débat. Vrai pour Internet, vrai pour les radios, vrai pour les télévisions. Comme « mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde » (Camus), nous devons nommer, dénoncer « les nouvelles habitudes d’écoute : l’image qui dévore ; les flux d’information qui ruinent toute hiérarchie, repoussent les interdits, engendrent fantasmes et réécriture de l’histoire » (Pierre-Louis Basse, journaliste, lemonde.fr).

 

Vouloir problématiser plutôt que – et encore lorsque c’est le cas – vouloir solutionner. Plaidoyer de Bernard Crétin (ingénieur et philosophe). Le but du débat ne doit pas être « de chercher un consensus, ou une position partagée par les participantes et les participants mais d’essayer d’aboutir à une compréhension commune de la question posée dans le débat. »

 

N’est-ce pas là, d’ailleurs, un des buts – j’y reviens et j’y reviendrai sans cesse – de l’enseignement supérieur comme de la formation professionnelle. Dans un champ, un domaine : poser le problème, éliminer les opinions, les croyances, mais éclairer une situation, pénétrer une question, proposer des modes de penser autres, encourager le déplacement du regard, approfondir les arguments. Vouloir non plus seulement former des citoyens, des citoyennes, éclairés – encore heureux – mais vouloir former des citoyens, des citoyennes, si éclairés, qu’ils vont avoir pour premier souci, demain, dans leur vie, privée et professionnelle, de contribuer à éclairer à leur tour. Sinon, aucune chance. Je vous le dis, aucune chance !

 

    *

 

Dans un article intitulé Le Père Noël supplicié paru dans Les Temps modernes, Claude Lévi-Strauss montrait que « la croyance au Père Noël n’est pas seulement une mystification infligée par les adultes aux enfants ; mais, dans une très large mesure, le résultat d’une transaction fort onéreuse. »

« Comprenne qui voudra, moi mon remords sera toujours pour les victimes raisonnables au regard d’enfants perdus, celles qui ressemblent aux morts, qui sont morts pour être aimés » (Paul Éluard).

Oui, pour combien en va-t-il de m’aimes ?

 

Sartre, dans Saint Genet, comédien et martyr : « L’important ce n’est pas ce qu’on a fait de nous mais, ce que nous-mêmes nous faisons de ce qu’on a fait de nous ». Ce à quoi Pierre Rey ajoute :

« Pour Être, le plus souvent, il faut cesser de faire ». Comme on dit, y’a du job !

  


[1] Cet article doit beaucoup à une série de contributions publiées dans Les Affiches entre 2018 et 2021. L. Roche, Penser le futur : #Apparences ; #Faux-semblant ; #Antisémitisme ; #Anonymat.

 
 
 

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